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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/180

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PORT-ROYAL.

vrai, il était messire Charles Du Chemin, de Picardie, prêtre, mais qui, par pénitence et de l’avis de M. Singlin, avait cru pouvoir et devoir s’abstenir des fonctions sacerdotales[1]. Il était chargé aux Granges du soin de la ferme, du labourage. Il joua son personnage de ménager à merveille, et, dans son langage patois, il débouta d’un rien le Lieutenant civil. Celui-ci, tout préoccupé d’imprimerie, lui demandait : « Où sont les presses ? » Et le matois paysan, d’un air entendu, le mena droit au pressoir[2].

L’autre personne qui avait qualité de vigneron, mais qui, comme dit Du Fossé, « travailloit en même temps à tailler la vigne spirituelle de son cœur, » était M. Bouilli, ancien chanoine d’Abbeville. Le Lieutenant

  1. Quelque chose de fort extraordinaire, dit le Nécrologe, l’avait conduit là. Un jour ou une nuit, une femme qu’il avait assistée à la mort, et près du corps de laquelle il veillait, lui avait paru tout en feu. Il avait vu dans ce phénomène, aujourd’hui bien connu, de combustion spontanée, un avertissement miraculeux, un signe de son indignité comme prêtre ; car à Port-Royal on faisait volontiers comme saint Jérôme, on poussait le respect pour le sacerdoce jusqu’à l’effroi.
  2. Notons que ce digne M. Charles, s’il se cachait pour ce qu’il était au Lieutenant civil, ne se dérobait pas moins à ses amis de Port-Royal : « Il avoit un si grand désir de demeurer inconnu, nous dit Du Fossé (Mémoires, page 109), que pendant l’espace de plus de trois années que je l’ai vu en ce lieu, quelque liaison même que j’eusse avec lui, je ne pus découvrir qui il étoit,… Jamais il ne lui échappa de dire un mot de latin, quoiqu’il le sût. … Je n’ai jamais connu qu’après sa mort ce qu’il savoit et ce qu’il étoit. » Ainsi ce qui pourrait paraître dissimulation devant le Lieutenant civil n’était que la continuation de son humilité. — M. Charles mourut en avril 1687, après plus de trente-huit années de pénitence et de service ininterrompu. Il ne sortit qu’une seule fois de sa retraite, pour aller recueillir dans son pays l’héritage de son père, et dès lors ce domestique du monastère en devint le bienfaiteur caché. Dans les années de gêne, il fit seul toute la dépense d’un nouveau cours d’eau et de l’écluse d’un moulin à Saint-Lambert, d’un petit étang à Vaumurier. Il avait demandé en mourant d’être inhumé aux pieds de M. Hamon, — tout comme Racine.