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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/261

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LIVRE TROISIÈME.

sur l’ennemi. Cet à brûle-pourpoint, qui était son mot favori, exprime bien le geste habituel et le tic de sa pensée. Il croyait en homme sincère n’avoir affaire qu’au faux, et, cela posé, il se passait toutes ses licences. L’homme du monde, l’homme de Cour[1] et de qualité prenait le dessus ; la belle humeur s’en mêlait ; on peut s’étonner que jamais la réflexion chrétienne, jamais l’humilité, du plus loin rappelée, ne soit venue tempérer l’exécution. C’est ainsi que, sans une goutte de fiel dans le cœur, il semble avoir poussé à son comble la faculté du mépris, de l’outrage. Il est l’homme qui, à tout bout de champ, a dit le plus volontiers à son frère : Raca ; c’est-à-dire, Tu es un sot. C’est comme une sorte de gageure. Cet homme assurément veut faire enrager le monde. Nous avons déjà surpris chez Montaigne cette verve d’écrivain qui s’anime et se joue,

  1. Pourtant, pas si homme de Cour ni si homme du monde qu’on le croirait. Ç’avait été longtemps un gentilhomme campagnard qui avait plus vécu avec les livres et avec ses idées qu’avec les hommes. Un véritable homme du monde (le comte de Saint-Priest, père de l’académicien), qui l’a souvent rencontré dans la société de Saint-Pétersbourg, m’en parle avec beaucoup de naturel et de vérité :

    « M. de Maistre n’était pas, à proprement parler, un homme du monde. Il avait passé la plus grande partie de sa vie à Chambéry, n’avait vu de grande ville que Turin, et en passant ; il était accoutumé à vivra dans son cabinet ou à parler tout à son aise et à cœur joie dans la grande familiarité. Arrivé en Russie à 1’âge de cinquante ans, il causait moins qu’il ne pérorait ; il n’écoutait jamais ; il parlait seul, et quand on voulait lui répliquer, il avait la faculté de s’endormir incontinent ; mais il ne fallait pas trop s’y fier, car dès qu’on avait cessé, il se réveillait à l’instant et reprenait, comme si de rien n’était, le fil de son discours. De plus, il préparait le matin (ce qui était un faible chez un homme d’un fonds si riche et d’un esprit si prompt) le sujet à traiter le soir ; et il y amenait, bon gré mal gré, ses auditeurs. Il avait ses répertoires qu’il relisait à l’avance On le sut un jour par une naïveté de son fils Rodolphe, qui dit dans un salon où son père allait venir : « Je sais de quoi il va être question ce soir. » On sent, en effet, de l’apprêt dans l’esprit du comte Joseph. Xavier était bien plus homme du monde. »