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LIVRE TROISIÈME.

qu’on est homme ; on n’envie personne, on n’admire ni on ne méprise personne ; les médisances elles-mêmes glissent sur nous, on ne s’en aigrit plus, on ne s’en nourrit plus ; on ne rêve que bains salutaires et fontaines. C’est là l’unique souci, le vœu suprême ; et après, si l’on a le bonheur de s’en tirer, on n’a de pensée que pour une vie douce et reposée, c’est-à-dire innocente et heureuse. Je puis donc ici, en deux mots, résumer pour ton usage et pour le mien ce que les philosophes se donnent bien de la peine à enseigner en beaucoup de paroles, et même en beaucoup de volumes : c’est que nous persévérions à être tels en santé que nous nous promettons de devenir quand nous sommes malades. »

Cette lettre de Pline nous conduit, pour ainsi dire, aux limites de la sagesse païenne : Être tels en santé que nous nous l’étions proposé durant la maladie. Faites un pas de plus, et vous êtes en plein Christianisme, et vous en atteignez le grand précepte : Vivre à chaque instant en vue de la mort.

Mais ce pas de plus est tout ; s’il se fait, il renverse la vie, et l’on n’en a guère l’idée sans je ne sais quelle secousse qui vous transporte, qui vous enlève à vous-même et à la nature. Car autrement qu’arrive-t-il ? et cet agréable précepte de Pline, qu’en fait-on en réalité, dès qu’on se sent guéri ? Ce projet de vie tranquille et à l’aise [mollem et pinguem), innocente, mais inutile, qu’est-ce autre chose que de vouloir perpétuer la convalescence et prolonger la langueur ? Mais la convalescence est finie, le sang circule plus chaud et plus vif ; on se remet à aimer ce qu’on aimait, à le désirer avec plus ou moins de passion. La nature en nous redemande la vie pleine et généreuse. Qu’a-t-on à lui opposer, à lui appliquer de fixe, à moins d’un grand but, d’un but sans cesse rappelé, qui frappe et domine ?

Les plus sages, les plus avisés font alors comme Montaigne. Même dans ses maladies il n’était pas homme à se trop mortifier ; il se ménageait de petites