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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/371

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LIVRE TROISIÈME.

sur la fin la raison de Pascal ; il le dit même un peu durement. Il n’est pas étonnant, après tout, qu’un homme d’un tempérament délicat, d’une imagination triste, comme Pascal, soit, à force de mauvais régime, parvenu à déranger les organes de son cerveau. Cette maladie n’est ni plus surprenante ni plus humiliante que la fièvre et la migraine. Si le grand Pascal en a été attaqué, c’est Samson qui perd sa force[1]… »

En recherchant le passage de Leibniz auquel Voltaire fait allusion, on trouve simplement ce mot dans les Leibnitiana : « En voulant approfondir les choses de la religion, il est devenu scrupuleux jusqu’à la folie. » C’est un de ces mots, on le voit, qui se disent en l’air, et qui ne reposent sur aucun fait. Et comment s’expriment à leur tour les gens de Port-Royal, quand ils parlent de Leibniz ? Ils le jugent, avant tout, un fort bel esprit et un curieux. « M. Leibniz n’est point un homme sans religion, » écrivait M. Arnauld dans un jour d’éloge. Leibniz, dans les jours de contradiction, parlait d’Arnauld comme d’un entêté bonhomme[2]. Malgré la gran-

  1. Ainsi parle Voltaire dans une lettre où il y a de belles et charmantes choses ; et en général je l’aime mieux parlant de Pascal dans ses lettres, que lorsqu’il le critique en détail. Les bons Jansénistes du dix-huitième siècle ne se doutèrent jamais à qui ils avaient affaire dans la personne de Voltaire : « Nommer Voltaire et M. Pascal, dire que ce poète vagabond a critiqué ce philosophe chrétien, cela paroît suffisant pour toute réponse. » C’est Dom Clémencet qui écrit cela dans son Histoire littéraire de Port-Royal, et il cite encore le mot d’un bel-esprit protestant (Boullier), qui, ayant vu les Remarques critiques de Voltaire sur Pascal, comparait son audace à celle d’un papillon qui s’attaquerait à l’oiseau de Jupiter. Aujourd’hui Voltaire passe communément pour l’organe le plus rapide et le plus vif du bon sens humain, si tant est qu’un tel bon sens existe, et lui-même il en doutait fort. Quant à Pascal, il est de toutes parts forcé dans ses retranchements, et on le démolit chaque jour dans son Gibraltar. Sa figure personnelle grandit plutôt dans cette attitude désespérée ; mais on se demande où en est le triomphe de sa cause.
  2. Nouvelles lettres imprimées à Hanovre, 1846.