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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/393

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LIVRE TROISIÈME.

comme Machiavel, et que dans la pratique civile il dirait volontiers avec La Rochefoucauld : « Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas choquer la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises ; mais nous ne leur devons que l'apparence. » En morale comme en tout, son grand esprit positif et rigoureux, si peu fait à se payer d'abstractions, le poussait à de telles vues, qui, prudemment saisies, restent peut-être plus vraies qu'on n'ose dire. Ce qu'il importe en ce moment de remarquer, c'est qu'Arnauld et Nicole ne pensaient pas ainsi, et que cette dose d'ironie première et de foncière amertume était trop forte pour eux, et pour être offerte de leur gré au public sous cette forme nue. Il y avait dans le Christianisme de Pascal quelque chose qui les dépassait. Je ne dirai pas que Pascal était plus hautement Chrétien qu'eux : on n'est pas Chrétien par l'intelligence, mais par le cœur, par la foi ; et s'il y a des degrés, c'est le plus humble, le plus tendre et le plus fervent qui l’est le plus. Mais je dirai que Pascal (si des comparaisons de ce genre sont possibles) avait encore plus besoin qu'eux d'être Chrétien. Quand on admet à quelque degré la justice naturelle, une certaine raison antérieure qui éclaire et fixe sur les devoirs et sur les rapports des hommes, et qui du moins ébauche l'économie morale du monde, on n'est pas dispensé du Christianisme, mais on a de quoi se reposer en attendant. Le Christianisme, quand il arrive alors, n'est que le couronnement et la consécration, la Croix plantée sur l'édifice. Pour Pascal, le Christianisme était à la fois le fondement et le sommet ; il n'y avait auparavant pour lui qu'un vaste champ sillonné par le hasard, ravagé par la force ou dompté par la coutume, rien de plus. C'est-à-dire que, pour un cœur ardent comme le sien, il n'y avait que l'abîme ou le Calvaire.