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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/407

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LIVRE TROISIÈME.

Loi nouvelle, on aurait à distinguer plus d’une phase : le Dieu du Moyen-Age, par exemple, celui du neuvième ou dixième siècle, tout en étant le même, se peignait-il dans les imaginations sous les mêmes traits que le Dieu des contemporains et des auditeurs de Bossuet, de Bourdaloue et de Fénelon ? L’idée que laisse voir le Père Hardouin nous paraît surtout si déraisonnable en ce qu’elle est parfaitement arriérée. Tandis qu’autour de lui un certain esprit, une certaine philosophie insensible allait modifiant la conception révérée, et la transformant par degrés jusque dans les intelligences les plus chrétiennes, ce bonhomme gardait de Dieu la vieille idée scolastique qui s’était logée en lui ; et cela faisait paradoxe et scandale, même dans sa Compagnie, quand il s’exprimait intrépidement, taxant tous les autres d’athéisme, c’est-à-dire les accusant de se faire un Dieu qui serait à très-peu près comme s’il n’était pas, et qui ne dérangerait plus la nature. Athée, Athée ! criait le Père Hardouin à tous les déistes et théistes de son temps. — « Mais vous, mon Père, auraient pu répondre ceux-ci, n’êtes-vous pas un peu idolâtre[1] ? » — Il aurait été plus fondé peut-être en raison, s’il avait dit : « Oui, Philosophes nouveaux, oui, à la première génération, votre Dieu, tout subtilisé qu’il est, se ressent encore du Christianisme, et il a quelque efficace. Patience ! à la seconde génération, il sera purement nominal et stérile, et ce Dieu-là ne vous gênera pas. » Mais alors, s’il avait parlé ainsi, il serait entré dans l’esprit de Pascal ; il n’aurait pas été le Père Hardouin.

  1. Pour toute réponse à ses Athées dévoilés, il y aurait eu un petit chapitre de réfutation assez piquant à écrire, et qui aurait pour titre les Idolâtres dévoilés. C’eût été la contre-partie, et tout aussi vraie que l’autre. — Un libre penseur, abrégeant singulièrement le point de vue, a dit : « Les conceptions de Dieu vont changeant incessamment parmi les hommes. Ce qui sera le déisme des hommes de demain était athéisme à ceux d’hier. »