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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/623

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APPENDICE.

vorisés et plus heureux ! ils avaient le goût avant la lettre, avant l’érudition ou ce qu’on appelle de ce nom-là.


SUR L’ASCÉTISME DE PORT-ROYAL ET SON UTILITÉ.


(Se rapporte à la page 337.)


Je rencontre ici un témoignage imprévu à l’appui de ma pensée. Dans un Recueil manuscrit de lettres familières de Proudhon à l’un de ses amis, M. Rolland, je trouve le passage suivant, écrit à Bruxelles le 24 mai 1860 ; j’avais en effet envoyé mon livre de Port-Royal au courageux exilé, et il m’en avait même remercié par une lettre des plus honorables pour moi, dans laquelle il se montrait fort au fait de ces questions théologiques et en assez grande sympathie morale avec les austères persécutés du dix-septième siècle ; mais voici, à l’entendre lui-même, le profit qu’il s’efforçait de tirer de cette lecture :

« Je fais ce que je puis pour me calmer : il y a longtemps que je m’exhorte. Je viens d’achever les cinq gros volumes de S.-B. sur l’histoire de Port-Royal. Cela m’a remis en plein Jansénisme, et du même coup m’a fait revivre avec les dévots, le style chrétien…
« J’ai bien conclu de tout cela, de tout ce qu’on appelait au dix-septième siècle direction, et que S.-B. caresse avec amour, la nécessité de s’occuper sérieusement de remplacer pour les honnêtes gens de l’avenir les Exercices de la spiritualité chrétienne. Je comprends que ce n’est pas assez de poser des principes, d’indiquer des règles, de définir le droit et le devoir, d’enseigner la civilité puérile et honnête ; il faut encore faire de la pratique de la vertu (passez-moi ce mot si mal porté) une occupation assidue ; il faut, enfin, ne pas se contenter de respecter la morale grosso modo ; il convient, comme les Port-Royalistes l’avaient rêvé, d’y apporter un peu de soin, et, si le mot ne se prenait en mauvaise part, de raffinement.
« Il faut, dirai-je, travailler à réaliser en nous-mêmes notre idéal ; sans quoi la vie est une dégringolade continue ; et comme les orangs, après avoir commencé par la gentillesse, nous finissons par la brutalité.
« Voilà ce que je me dis, et je vous prie de croire que, si je ne commence pas par moi-même, ce n’est pas la bonne volonté qui me manque : mais le puis-je dans ce milieu infernal ? Puis-je me livrer à l’ascétisme philosophique, socialiste et républicain, quand j’ai devant moi le spectacle des immunités, etc. »

Et ici l’indignation du lutteur le ressaisissait : le tempérament