Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/147

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
139
BÉRANGER

de quelques mois ; il y est question de bien des choses qui ne sont pas hors de propos dans ces volumes de contemporains :


« Mon cher Béranger,

« Une petite circonstance que je vous dirai (à la fin de ma lettre) me fournissant le prétexte de vous écrire, je le saisis avec une sorte d’empressement, bien justifié par le regret de ne vous avoir pas dit adieu et par l’incertitude où je suis du temps où je vous reverrai. J’avais toujours espéré, comme plusieurs de vos amis, que ce projet de Fontainebleau était une combinaison d’avenir, une retraite à l’horizon. On dit que Diderot, ayant un jour entendu vanter la campagne, se hâta d’aller vers le gouverneur de Meudon, qu’il connaissait, et retint une chambre au château ; mais voilà tout ce qu’il en fit ; il laissait passer les étés sans y aller, et comme Delille, sachant cela, lui demanda le logement pour quelques semaines : « Mon cher abbé, lui répondit Diderot, nous avons tous notre chimère, que nous plaçons loin de nous et que nous promenons à notre horizon ; si nous y mettons la main, elle se porte ailleurs ; je ne vais pas à Meudon, mais je me dis chaque jour : J’irai demain. Cela me suffit. Si je ne pouvais plus me le dire, j’en serais malheureux. » Je pensais donc qu’en ne vous contrariant pas et en disant oui à votre projet, vos amis vous garderaient encore longtemps à votre Passy, et que Fontainebleau vous serait le Meudon de l’autre. Mais voilà, par malheur, que vous n’avez du poëte que l’admirable talent de poésie, du reste exact, calculant vos termes et vous tenant parole à vous-même. Étant allé une fois à Passy, votre hôtesse, qui m’a reçu très-obligeamment, m’a donné de vos nouvelles : mais vous voudrez bien m’en donner vous-même, n’est-ce pas ? Un des avantages de votre retraite moins envahie sera du moins le travail, des vers que peut-être vous ne garderez pas tous en cage, de la prose qui aura sans doute aussi des ailes pour nous arriver. Dans les divers projets dont vous m’avez autrefois entretenu, celui du roman populaire, d’un Gil Blas moral, m’a souvent souri, comme allant à merveille à votre rôle et devant compléter votre œuvre. — Il se prépare ici une saison assez littéraire, assez poétique même : nous allons avoir dans une quinzaine un volume lyrique de Hugo ; il y aura des vers d’amour ; malgré toutes les hésitations, il se décide à son coup de tête, et bien que ce soit