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Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/184

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appesanti, de l’infirmité humaine en présence des choses plus grandes et plus fortes, en présence de l’accablante nature ou de la société qui écrase. Il y eut Oberman, le type de ces sourds génies qui avortent, de ces sensibilités abondantes qui s’égarent dans le désert, de ces moissons grêlées qui ne se dorent pas, des facultés affamées à vide, et non discernées et non appliquées, de ce qui, en un mot, ne triomphe et ne surgit jamais ; le type de la majorité des tristes et souffrantes âmes en ce siècle, de tous les génies à faux et des existences retranchées.

Oh ! qu’on ne me dise pas qu’Oberman et René ne sont que deux formes inégalement belles d’une identité fondamentale ; que l’un n’est qu’un développement en deux volumes, tandis que l’autre est une expression plus illustre et plus concise ; qu’on ne me dise pas cela ! René est grand, et je l’admire ; mais René est autre qu’Oberman. René est beau, il est brillant jusque dans la brume et sous l’aquilon ; l’éclair d’un orage se joue à son front pâle et noblement foudroyé. C’est une individualité moderne chevaleresque, taillée presque à l’antique ; il y a du Sophocle dans cette statue de jeune homme. Laissez-le grandir et sortir de là, le Périclès rêveur ; il est volage, il est bruyant et glorieux, il est capable de mille entreprises enviables, il remplira le monde de son nom.

Oberman est sourd, immobile, étouffé, replié sur lui, foudroyé sans éclair, profond plutôt que beau ; il ne se guérit pas, il ne finit pas ; il se prolonge et se traîne vers ses dernières années, plus calme, plus résigné,