Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dispositions naturelles, dans les résultats de ma pensée, dans l’habitude d’être ou de me maintenir exempt de passions, de prestiges.

« Me croirai-je pour tout cela le plus malheureux des hommes ? Nullement. Je crois au contraire que, dans une certaine classe surtout, il en est si peu d’heureux, que s’il m’était proposé de changer mon sort pour le sort de celui qu’après un mûr examen je croirais le plus heureux d’entre dix hommes pris au hasard dans le nombre de ceux qui ont l’avantage, inappréciable parmi nous, de réfléchir, je refuserais sans hésiter cet échange : et je ne sais si j’accepterais cette proposition, ayant le choix dans vingt, dans cinquante. Les peines cachées sont innombrables. Beaucoup d’hommes paraissent assez heureux ; mais ce qu’ils se disent à eux-mêmes est fort différent de ce qu’ils disent aux autres : et s’il ne fallait que changer de misères, celles dont on a quelque habitude doivent être les moins pesantes. Mes enfants, du moins, sont bien constitués, et leurs dispositions paraissent bonnes. Mon fils est dans un état qui ne me plaît point à moi[1], et pour d’autres raisons, mais qui peut lui convenir, et dans lequel, au fond, l’on n’a que les misères pour lesquelles les hommes sont faits. Quant à moi, n’est-ce rien que d’avoir été sauvé des dernières extrémités et d’être parvenu jusqu’à ce jour sans flatteries, sans bassesses, sans dépendance, même en général, et sans dettes, ayant reçu des services, mais en ayant rendu, ayant des amis (et choisis) et n’ayant eu ni chefs ni maîtres ; n’ayant pu, il est vrai, remplir ma destination, mais enfin n’ayant rien fait qui en soit précisément indigne ; connu d’un très-petit nombre (ce qui est fort selon mes goûts), mais un peu aimé ou estimé, un peu triste sur la terre et humilié de mes faiblesses, mais sans remords et sans déshonneur, très-mécontent de moi et déplorant le cours rapide d’une vie si mal employée, mais n’ayant point à la maudire ?

« Quiconque a tous ses sens et ses membres et possède des amis, quiconque n’est pas jeté pour jamais sur une terre étrangère, ni détenu dans les repaires de l’oppression, et n’a pas dans l’âme des causes de trouble irréparable, ne doit jamais se dire tout à fait malheureux. Il doit même se féliciter de ne l’être pas davantage chez des peuples qui se courbent devant l’or et qui choisissent pour leurs ébats la lueur des lampions. Le défaut de force dans les membres, l’impossibilité de dire : « Je vivrai dans toutes les situa-

  1. L’état militaire.