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Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/196

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la privation des bras ; cette faiblesse a bien d’autres effets que d’empêcher de faire certains mouvements et de rendre difficiles ou embarrassantes les moindres actions de la vie commune, ce qui serait déjà un mal bien triste par sa continuité ; cette faiblesse ôte toute confiance dans l’avenir, entrave la vie entière, borne toute perspective, assujettit à cent besoins qu’on eût méprisés et, à la place d’un rôle d’homme, vous jette dans une dépendance aussi grande que celle des femmes. Que différente eût été ma vie sans cette faiblesse des membres !

« Que je serais autre si des bras d’homme me permettaient d’entreprendre indifféremment tout ce qu’un homme de bien peut faire, et dès lors me laissaient quelque choix jusque dans les circonstances extrêmes ! Il eût été impossible alors que je traînasse une vie ridicule. Mon mariage n’eût pas eu lieu ; et même à toute époque j’eusse pu changer les choses. J’eusse été, je suppose, en Égypte, et là, à moins que je n’eusse été intime avec le général en chef, autrement (sic) je me fusse jeté parmi les Arabes, dans le Saïd. Si, d’autre côté, il m’était resté une faible portion de la fortune que le cours des choses me destinait, ne fût-ce que le nécessaire (source assez féconde d’indépendance), j’aurais soutenu noblement le rôle d’écrivain. Je n’ai jamais écrit pour un intérêt de parti, mais j’aurais voulu faire plus…

«… Si les circonstances m’avaient été favorables et que, par impossible, j’eusse pourtant habité Paris, il est une fantaisie que j’aurais aimé à satisfaire. J’aurais entrepris à mes frais un écrit périodique destiné à relever toute erreur funeste par ses conséquences dans les livres nouveaux et dans les journaux, ainsi que toute injustice dans les critiques. Mon espèce de journal aurait été libre : je ne me serais pas assujetti à satisfaire le public. Il aurait été réparti gratuitement dans les établissements publics, il n’aurait coûté aux abonnés qu’un pourboire à donner volontairement aux colporteurs, en sorte que je n’aurais pas été astreint à le remplir régulièrement. Tous les dix jours, par exemple, il au-

    de la richesse ; et Bossuet lui-même, dans une lettre au maréchal de Bellefonds, a dit : « Je n’ai, que je sache, aucun attachement aux richesses ; néanmoins, si je n’avais que le nécessaire, si j’étais à l’étroit, je perdrais plus de la moitié de mon esprit. » — Qu’on veuille un peu songer à la différence qu’il y a pour le point de départ et pour l’emploi des facultés entre un duc de Luynes et un Sénancour.