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Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/305

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Tu ressentais parfois plénitude et dégoût.
— Un jour donc, un matin, plus las que de coutume,
De tes félicités repoussant l’amertume,
Un geste vers le seuil qu’ensemble nous passions :
« Hélas ! l’écriais-tu, ces admirations,
« Ces tributs accablants qu’on décerne au génie,
« Ces fleurs qu’on fait pleuvoir quand la lutte est finie,
« Tous ces yeux rayonnants éclos d’un seul regard,
« Ces échos de sa voix, tout cela vient trop tard !
« Le dieu qu’on inaugure en pompe au Capitole
« Du dieu jeune et vainqueur n’est souvent qu’une idole !
« L’âge que vont combler ces honneurs superflus
« S’en repaît, — les sent mal, — ne les mérite plus !
« Oh ! qu’un peu de ces chants, un peu de ces couronnes,
« Avant les pâles jours, avant les lents automnes,
« M’eût été dû plutôt à l’âge efflorescent,
« Où jeune, inconnu, seul avec mon vœu puissant,
« Dans ce même Paris cherchant en vain ma place,
« Je n’y trouvais qu’écueils, fronts légers ou de glace,
« Et qu’en diversion à mes vastes désirs,
« Empruntant du hasard l’or qu’on jette aux plaisirs,
« Je m’agitais au port, navigateur sans monde,
« Mais aimant, espérant, âme ouverte et féconde !
« Oh ! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux
« Devaient m’échoir alors, et que je valais mieux ! »

Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
Échappa, comme une onde au caprice laissée ;
Mais ce qu’ainsi ta bouche aux vents avait jeté,
Mon souvenir profond l’a depuis médité.

Il a raison, pensais-je, il dit vrai, le poëte !
La jeunesse emportée et d’humeur indiscrète
Est la meilleure encor ; sous un souffle jaloux
Elle aime à rassembler tout ce qui flotte en nous
De vif et d’immortel ; dans l’ombre ou la tempête