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Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/354

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Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages,
Formaient autour des troncs des cités, des villages,
Et les hommes épars sur des gazons épais
Mangeaient leur pain à l’ombre et conversaient en paix :
Tout à coup, comme atteints d’une rage insensée,
Ces hommes se levant à la même pensée
Portent la hache aux troncs, font crouler à leurs piés
Ces dômes où les nids s’étaient multipliés ;
Et les brutes des bois sortant de leurs repaires,
Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires.
Contemplaient la ruine avec un œil d’horreur.
Ne comprenaient pas l’œuvre, et maudissaient du cœur
Cette race stupide acharnée à sa perte,
Qui détruit jusqu’au ciel l’ombre qui l’a couverte !

Or, pendant qu’en leur nuit les brutes des forêts
Avaient pitié de l’homme et séchaient de regrets.
L’homme, continuant son ravage sublime.
Avait jeté les troncs en arche sur l’abîme ;
Sur l’arbre de ses bords gisant et renversé.
Le fleuve était partout couvert et traversé[1] :
Et, poursuivant en paix son éternel voyage,
La Caravane avait conquis l’autre rivage.

C’est ainsi que le Temps, par Dieu même conduit,
Passe, pour avancer, sur ce qu’il a détruit ;
Esprit saint ! conduis-les, comme un autre Moïse,
Par des chemins de paix à la terre promise !  !  !…

  1. Couvert et traversé sur l’arbre, c’est plus qu’il n’est permis en français. — Je me rappelle que M. Boissonade, ne pouvant supposer cette incorrection chez le grand poëte, s’était évertué, comme pour un auteur ancien, à chercher quelque leçon meilleure qui respectât la grammaire, et il m’avait proposé par écrit sa conjecture. Je lui répondis que je craignais fort que son ingénieuse critique ne portât à faux et qu’elle n’en fût pour ses frais en s’attaquant, pour le restituer, à ce qui était purement et simplement de la négligence.