Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
CHATEAUBRIAND.

sont ceux que le père reçoit tête nue sur le perron. Ils content à souper leurs guerres de Hanovre ; ils couchent dans le grand lit d’honneur de la Tour du Nord ; et le lendemain matin, on les voit chevauchant par la neige sur la chaussée solitaire de l’étang. L’humeur du père redouté devient plus taciturne et plus insociable avec l’âge ; il ne sort qu’une fois l’an, à Pâques, pour aller entendre la messe à l’église paroissiale de Combourg. Il redouble la solitude autour de lui dans sa solitude, il disperse sa famille et ses serviteurs aux quatre tourelles du château. Les soirs d’automne, dans le vaste salon, vêtu d’une robe de ratine blanche, la tête couverte d’un haut bonnet roide et blanc, il se promène à grands pas ; si la mère, le chevalier et sa sœur, qui sont assis immobiles, échangent quelques mots, il dit en passant, d’un ton sévère : « De quoi parliez-vous ? » et l’on n’entend plus rien bruire, jusqu’à ce que, le coup de dix heures arrêtant brusquement sa marche, il se retire dans son donjon. Alors il y a un court moment d’explosion de paroles et d’allégement. Madame de Chateaubriand elle-même y cède, et elle entame une de ces merveilleuses histoires de revenants et de chevaliers, comme celle du sire de Beaumanoir et de Jehan de Tinténiac, dont le poëte nous reproduit la légende dans une langue créée, inouïe.

Cette langue du moyen âge, qui se trouve condensée, refrappée en cet endroit avec un art et une autorité dont on ne peut se faire idée, laisse çà et là des traces énergiques dans tout le courant du récit de M. de Chateaubriand. L’effet est souvent heureux, de ces mots gaulois