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Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/460

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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

La plus belle pièce du recueil, après celle-là, est incontestablement la Cloche, adressée à M. Louis Boulanger. Réalité et grandeur des images, vérité et sincérité d’inspiration, elle offre tous ces caractères, mais avec quelques taches de détail. Le poëte est en voyage : un soir, plus triste que de coutume, plus en proie aux pensées du doute et du mal, il monte au haut d’un de ces beffrois lugubres qu’il aime ; il y voit l’énorme cloche immobile, sommeillante, ou plutôt vibrante encore d’une vibration obscure, murmurante de je ne sais quelle confuse rumeur :

Car même en sommeillant, sans souffle et sans clartés,
Toujours le volcan fume et la cloche soupire ;
Toujours de cet airain la prière transpire,
Et l’on n’endort pas plus la cloche aux sons pieux
Que l’eau sur l’Océan ou le vent dans les cieux !

En regardant de près cette cloche auguste et sévère, le poëte y voit, sur l’airain, mainte injure empreinte. Chaque passant, avec son clou rouillé, y a écrit un nom profane, un mot quelquefois impie, impur. La couronne qu’elle porte a été déchirée du couteau ; la rouille, autre ironie, s’y mêle et la souille. Et le poëte, en cet instant, assailli de pensées, se met à comparer cette cloche, ainsi défigurée, mais puissante encore et entière de timbre, à son âme, à l’âme du poëte, qui d’abord sans tache, et sortie du baptême natal aussi vierge que la cloche de Schiller, a été bientôt souillée, hélas ! rayée à son tour par d’injurieux passants, par les passions insultantes et railleuses :