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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/240

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à Paris, rue d’Enfer, chez son ami Colin, qui se trouvait alors en Angleterre. Il alla droit à une panoplie d’armes rares suspendue dans le cabinet de son ami, et il se munit d’un sabre, d’un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait de le retenir et lui recommandait la prudence : « Eh ! qui se dévouera, madame, lui répondit-il, si nous, qui n’avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons pas ?  » Et il sortit pour parcourir la ville. L’aspect du mouvement lui parut d’abord plus incertain qu’il n’aurait souhaité ; il vit quelques amis : les conjectures étaient contradictoires. Il courut au bureau du Globe, et de là à la maison de santé de M. Pinel, à Chaillot, où M. Dubois, rédacteur en chef du journal, était détenu. Les troupes royales occupaient les Champs-Élysées, et il lui fallut passer la nuit dans l’appartement de M. Dubois. Son idée fixe, sa crainte était le manque de direction ; il cherchait les chefs du mouvement, des noms signalés, et il n’en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin à la ville, par le faubourg et la rue Saint-Honoré, de compagnie avec M. Magnin ; chemin faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colère au cœur et aussi l’espoir. Arrivé à la rue Dauphine, il se sépara de M. Magnin en disant : « Pour moi, je vais reprendre mon fusil que j’ai laissé ici près, et me battre. » Il revit pourtant dans la matinée M. Cousin, qui voulut le retenir à la mairie du onzième arrondissement, et M. Géruzez, auquel il dit cette parole d’une magnanime équité : « Voici des événements dont, plus que personne, nous profiterons ; c’est donc à nous d’y prendre part et d’y aider[1]. » Il se porta avec les

  1. C’est tout à fait le même raisonnement généreux qui anime, dans Homère, Sarpédon s’adressant à Glaucus au moment de l’assaut du camp (Iliade, XII) : « Ô Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous honorés en Lycie et par le siége, et par les mets et les coupes d’honneur ?  pourquoi tous nous considèrent-ils comme des dieux, et à quel titre, aux rives du Xanthe, possédons-nous notre grand domaine, riche en vergers et en terres fécondes ? C’est pour cela qu’aujourd’hui il nous faut faire tête au premier rang des Lyciens, et nous lancer au feu de la mêlée, afin qu’au moins chacun des