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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/243

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Mais s’il nous est permis de parler un moment en notre propre nom, disons-le avec sincérité, le sentiment que nous inspire la mémoire de Farcy n’est pas celui d’un regret vulgaire ; en songeant à la mort de notre ami, nous serions tenté plutôt de l’envier. Que ferait-il aujourd’hui, s’il vivait ?  que penserait-il ?  que sentirait-il ?  Ah ! certes, il serait encore le même, loyal, solitaire, indépendant, ne jurant par aucun parti, s’engouant peu pour tel ou tel personnage ; au lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans un Collége royal ; rien d’ailleurs ne serait changé à sa vie modeste, ni à ses pensées ; il n’aurait que quelques illusions de moins, et ce désappointement pénible que le régime héritier de la Révolution de Juillet fait éprouver à toutes les âmes amoureuses d’idées et d’honneur[1]. Il aurait foi moins que jamais aux hommes ; et, sans désespérer des progrès d’avenir, il serait triste et dégoûté dans le présent. Son stoïcisme se serait réfugié encore plus avant dans la contemplation silencieuse des choses ; la réalité pratique, indigne de le passionner, ne lui apparaîtrait de jour en jour davantage que sous le côté médiocre des intérêts et du bien-être ; il s’y accommoderait en sage, avec modération ; mais cela seul est

    Que dire ? le linceul aujourd’hui te recouvre,
    Et, j’en ai peur, c’est lui que tu cherchais au Louvre.
    Paix à toi, noble cœur ! ici tu fus pleuré
    Par un ami bien vrai, de toi-même ignoré ;
    Là-haut, réjouis-toi ! Platon parmi les Ombres
    Te dit le Verbe pur, Pythagore les Nombres.

  1. Ce mot est dur pour la monarchie de Juillet ; je ne l’aurais pas écrit plus tard ; et pourtant il exprime un sentiment que bien des hommes de ma génération partagèrent. Et cette monarchie, malgré ses mérites raisonnés, ne put jamais s’absoudre de cette tache originelle qui la fit sembler peureuse et circonspecte à l’excès en naissant. On est coupable en France, quelque intérêt qu’on allègue, si l’on manque, faute d’élan, certains moments de grandeur et de gloire qui ne se retrouvent plus. Il n’est qu’un temps pour la jeunesse : nous avions lieu, en 1830, d’espérer pour la nôtre un régime plus actif et plus généreux que celui de la parole. Nous fûmes refoulés et nous souffrîmes. La littérature me consola.