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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/262

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édifice audacieux, d’une masse à la fois menaçante et régulière : si l’on cherche le nom de l’architecte, c’est le sien qu’il faut y lire. Diderot savait mieux que personne les défauts de son œuvre ; il se les exagérait même, eut égard au temps, et se croyant né pour les arts, pour la géométrie, pour le théâtre, il déplorait mainte fois sa vie engagée et perdue dans une affaire d’un profit si mince et d’une gloire si mêlée. Qu’il fût admirablement organisé pour la géométrie et les arts, je ne le nie pas ; mais certes, les choses étant ce qu’elles étaient alors, une grande révolution, comme il l’a lui-même remarqué[1], s’accomplissant dans les sciences, qui descendaient de la haute géométrie et de la contemplation métaphysique pour s’étendre à la morale ; aux belles-lettres, à l’histoire de la nature, à la physique expérimentale et à l’industrie ; de plus, les arts au xviiie siècle étant faussement détournés de leur but supérieur et rabaissés à servir de porte-voix philosophique ou d’arme pour le combat ; au milieu de telles conditions générales, il était difficile à Diderot de faire un plus utile, un plus digne et mémorable emploi de sa faculté puissante qu’en la vouant à l’Encyclopédie. Il servit et précipita, par cette œuvre civilisatrice, la révolution qu’il avait signalée dans les sciences. Je sais d’ailleurs quels reproches sévères et réversibles sur tout le siècle doivent tempérer ces éloges, et j’y souscris entièrement ; mais l’esprit antireligieux qui présida à l’Encyclopédie et à toute la philosophie d’alors ne saurait être exclusivement jugé de notre point de vue d’aujourd’hui, sans presque autant d’injustice qu’on a droit de lui en reprocher. Le mot d’ordre, le cri de guerre, Écrasons l’infâme ! tout décisif et inexorable qu’il semble, demande lui-même à être analysé et interprété. Avant de reprocher à la philosophie de n’avoir pas compris le vrai et durable christianisme, l’intime et réelle doctrine catholique, il convient de se souvenir que le dépôt en était alors confié, d’une part

  1. Interprétation de la Nature.