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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/266

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Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu’il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensai juste. » Là, je m’arrêtai et je demandai à mon religieux s’il savait combien il y avait d’ici chez moi : « Soixante lieues, mon père ; et s’il y en avait cent, croyez-vous que j’aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre ? — Au contraire. — Et s’il y en avait eu mille ? — Ah ! Comment maltraiter un enfant qui revient de si loin ? — Et s’il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne ? … » En disant ces derniers mots, j’avais les yeux tournés au ciel ; et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue. »

Diderot a exposé ses idées sur la substance, la cause et l’origine des choses dans l’Interprétation de la Nature, sous le couvert de Baumann, qui n’est autre que Maupertuis, et plus nettement encore dans l’Entretien avec d’Alembert et le Rêve singulier qu’il prête à ce philosophe. Il nous suffira de dire que son matérialisme n’est pas un mécanisme géométrique et aride, mais un vitalisme confus, fécond et puissant, une fermentation spontanée, incessante, évolutive, où, jusque dans le moindre atome, la sensibilité latente ou dégagée subsiste toujours présente. C’était l’opinion de Bordeu et des physiologistes, la même que Cabanis a depuis si éloquemment exprimée. À la manière dont Diderot sentait la nature extérieure, la nature pour ainsi dire naturelle, celle que les expériences des savants n’ont pas encore torturée et falsifiée, les bois, les eaux, la douceur des champs, l’harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au cœur, il devait être profondément religieux par organisation, car nul n’était plus sympathique et plus ouvert à la vie universelle. Seulement, cette vie de la nature et des êtres, il la laissait volontiers obscure, flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelée au sein des germes, circulant dans les courants de l’air, ondoyant sur les cimes des forêts, s’exhalant avec les bouffées des brises ; il ne la rassemblait pas vers un centre, il