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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/329

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qui baissait agrandissait la scène ; on ne sortait que croyant et pénétré, et en se félicitant des germes reçus. Depuis qu’il professe en public, M. Jouffroy a justifié ce qu’on attendait de lui ; mais pour ceux qui l’ont entendu dans l’enseignement privé, rien n’a rendu ni ne rendra le charme et l’ascendant d’alors[1].

M. Jouffroy en était, en ces années-là, à cette période heureuse où luit l’étoile de la jeunesse, à la période de nouveauté et d’invention ; il se sentait, à l’égard de chaque vérité successive, dans la fraîcheur d’un premier amour ; depuis, il se répète, il se souvient, il développe. Le malheur a voulu qu’avec sa facilité de parler et son indolence d’écrire, il ait improvisé ses leçons les plus neuves, et qu’elles n’aient nulle part été fixées dans leur verve délicate et leur vivacité naissante. M. Jouffroy se détermine malaisément à écrire, bien qu’une fois à l’œuvre sa plume jouisse de tant d’abondance. Il n’a publié d’original que la préface en tête des Esquisses morales de Stewart, et ses articles, la plupart recueillis dans les Mélanges : l’introduction promise des Œuvres de Reid n’a pas paru. Philosophe et démonstrateur éloquent encore plus qu’écrivain, la forme, qui a tant d’attrait pour l’artiste, convie peu M. Jouffroy ; il souffre évidemment et retarde le plus possible de s’y emprisonner ; il la déborde toujours. La lutte étroite, la joute de la pensée et du style ne lui va pas. Il ne s’applique point à la fermeté de Pascal ; sa forme, à lui, quand il lui en faut une, est belle et ample, mais lâchée, comme on dit.

Saint Jérôme appelle quelque part saint Hilaire, évêque de Poitiers, le Rhône de l’éloquence gauloise. M. Jouffroy serait

  1. Voir, si l’on veut, dans les poésies de Joseph Delorme deux pièces adressées à M. Jouffroy, qui n’y est pas nommé, l’une à M*** : Ô vous qui lorsque seul, etc., etc. ; et l’autre qui a pour titre : Le Soir de la Jeunesse. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que cette dernière pièce a été également inspirée par lui. — Dans une dernière édition de Joseph Delorme (1861), on peut lire (page 299) une lettre de Jouffroy adressée à l’auteur ; il s’était en partie reconnu.