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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/401

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trouve que l’envie d’avoir de l’esprit après nous, et autrement que nous, est plus grande qu’il ne faudrait.

Ce même Saint-Simon, qui regrettait La Bruyère et qui avait plus d’une fois causé avec lui[1], nous peint la maison de Condé et M. le Duc en particulier, l’élève du philosophe, en des traits qui réfléchissent sur l’existence intérieure de celui-ci. À propos de la mort de M. le Duc (1710), il nous dit avec ce feu qui mêle tout, et qui fait tout voir à la fois : « Il étoit d’un jaune livide, l’air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu’on avoit peine à s’accoutumer à lui. Il avoit de l’esprit, de la lecture, des restes d’une excellente éducation (je le crois bien), de la politesse et des grâces même quand il vouloit, mais il vouloit très-rarement… Sa férocité étoit extrême, et se montroit en tout. C’étoit une meule toujours en l’air, qui faisoit fuir devant elle, et dont ses amis n’étoient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, etc. » À l’année 1697, il raconte comment, tenant les États de Bourgogne à Dijon à la place de M. le Prince son père, M. le Duc y donna un grand exemple de l’amitié des princes et une bonne leçon à ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en effet, poussé Santeul de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser sa tabatière de tabac d’Espagne dans un grand verre de vin et le lui offrit à boire ; le pauvre Théodas si naïf, si ingénu, si bon convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d’affreux vomissements[2]. Tel était le petit-fils du grand Condé et l’é-

  1. Une pensée inévitable naît, de ce rapprochement : Quand La Bruyère et le duc de Saint-Simon causaient ensemble à Versailles dans l’embrasure d’une croisée, lequel des deux était le peintre de son siècle ?  Ils l’étaient, certes, tous les deux ; mais l’un, le peintre alors avoué, et dont les portraits aujourd’hui sont devenus un peu voilés et mystérieux ; l’autre, le peintre inconnu alors et clandestin, et dont les portraits aujourd’hui manifestes trahissent leurs originaux à nu.
  2. Au tome second des Oeuvres choisies de La Monnoye (page 296), on lit un récit détaillé de cette mort de Santeul par La Monnoye,