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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/411

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contre-coup songer un peu à lui-même, et à ces grands sujets qui lui étaient défendus. Il les sonde d’un mot, mais il faut qu’aussitôt il s’en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu à faire (s’ils ne l’ont pas fait) pour sortir sans effort et sans étonnement de toutes les circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C’est bien moins d’après tel ou tel mot détaché, que d’après l’habitude entière de son jugement, qu’il se laisse voir ainsi. En beaucoup d’opinions comme en style, il se rejoint assez aisément à Montaigne.

On doit lire sur La Bruyère trois morceaux essentiels, dont ce que je dis ici n’a nullement la prétention de dispenser. Le premier morceau en date est celui de l’abbé D’Olivet dans son Histoire de l’Académie. On y voit trace d’une manière de juger littéralement l’illustre auteur, qui devait être partagée de plus d’un esprit classique à la fin du xviie et au commencement du xviiie siècle : c’est le développement et, selon moi, l’éclaircissement du mot un peu obscur de Boileau à Racine. D’Olivet trouve à La Bruyère trop d’art, trop d’esprit, quelque abus de métaphores : « Quant au style précisément, M. de La Bruyère ne doit pas être lu sans défiance, parce qu’il a donné, mais pourtant avec une modération qui, de nos jours, tiendroit lieu de mérite, dans ce style affecté, guindé, entortillé, etc. » Nicole, dont La Bruyère a paru dire en un endroit qu’il ne pensoit pas assez[1], devait trouver, en revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop vivement de raffiner la tâche. Nous reviendrons sur cela tout à l’heure. On regrette qu’à côté de ces jugements, qui, partant d’un homme de goût et d’autorité, ont leur prix, D’Olivet n’ait pas procuré plus de détails, au moins académiques, sur La Bruyère. La réception de La Bruyère à

  1. Toutes les anciennes clefs nomment en effet Nicole comme étant celui que désigne ce trait (Des Ouvrages de l’Esprit : Deux écrivains dans leurs ouvrages, etc., etc. ; mais il faut convenir qu’il se rapporterait beaucoup mieux à Balzac. — J’ai discuté ce point ailleurs (Port-Royal, tome II, p. 390).