Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/464

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créateur, de faculté expressive, de mise en œuvre heureuse, ils n’en avaient que peu ; ils n’ont laissé que des lambeaux aussi déchirés que leur vie, des canevas informes que les imaginations enthousiastes ont eu besoin de revêtir de couleurs complaisantes, de leurs propres couleurs à elles, pour les admirer.

Ce fut sans doute un malheur de Nodier au début, que de s’éprendre de ce côté, et de se trouver engagé par je ne sais quelle fascination irrésistible vers ces faux et troublants modèles. Je conçois et j’admets qu’à l’entrée de la vie, les premières affections, même littéraires, ne soient pas dans chacun celles de tous. Dans sa jolie nouvelle de la Neuvaine de la Chandeleur, Nodier en commençant explique très-bien comme quoi il n’y a de véritable enfance qu’au village, ou du moins en province, dans des coins à part, bien loin des rendez-vous des capitales et de la rue Saint-Honoré. De même en littérature, en poésie, les premières impressions, et souvent les plus vraies et les plus tendres, s’attachent à des œuvres de peu de renom et de contestable valeur, mais qui nous ont touché un matin par quelque coin pénétrant, comme le son d’une certaine cloche, comme un nid imprévu au rebord d’un buisson, comme le jeu d’un rayon de soleil sur la ferblanterie d’un petit toit solitaire. Ainsi l’Estelle de Florian ou la Lina de Droz, les Fragments de Ballanche ou les Nuits Élyséennes de Gleizes, peuvent toucher un cœur adolescent autant et bien plus qu’une Iliade. Même plus tard, on pourrait, comme faible secret, et en ne l’avouant jamais, préférer Valérie à Sophocle ; on peut, et en l’avouant, préférer le Lac des Méditations à Phèdre elle-même. Dans l’enfance donc et dans l’adolescence encore, rien de mieux littérairement, poétiquement, que de se plaire, durant les récréations du cœur, à quelques sentiers favoris, hors des grands chemins, auxquels il faut bien pourtant, tôt ou tard, se rallier et aboutir. Mais ces grands chemins, c’est-à-dire les admirations légitimes et consacrées, à mesure qu’on avance, on ne les évite pas impunément ; tout