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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/473

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que Prevost resta digne jusqu’à la fin de la société des honnêtes gens, d’opposer le témoignage de Jean-Jacques, qui, dans ses Confessions (partie II, livre VIII), parle de l’abbé qu’il avait beaucoup vu, comme d’un homme très-aimable, très-simple ; Jean-Jacques seulement ajoute qu’on ne retrouvait pas dans sa conversation le coloris de ses ouvrages. Ce feu, cette vivacité que Jordan lui avait vue à Londres vingt ans auparavant, avait sans doute diminué avec l’âge ; les fatigues d’une vie nécessiteuse, et tour à tour agitée ou abandonnée, devaient à la longue se faire sentir et produire des sommeils. Il y avait du La Fontaine chez l’abbé Prevost. Peintre immortel de la passion, mais surtout peintre naïf, cette naïveté survivait sans doute chez lui aux autres traits et dominait dans sa personne. C’est dans ses ouvrages (et je l’ai fait ailleurs) qu’il convient de prendre une entière et véritable idée de son esprit et de son âme. Lui-même il a dit avec un mélange de satisfaction et d’humilité qui n’est pas sans grâce : « On se peint, dit-on, dans ses écrits ; cette réflexion serait peut-être trop flatteuse pour moi. » Il a raison ; et pourtant cette règle de juger de l’auteur par ses écrits n’est point injuste, surtout par rapport à lui et à ceux qui, comme lui, joignent une âme tendre et une imagination vive à un caractère faible ; car si notre vie bien souvent laisse trop voir ce que nous sommes devenus, nos écrits nous montrent tels du moins que nous aurions voulu être.

3 juillet 1847.