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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/502

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ment à son état naturel, et jamais son entretien n’était sans quelques-uns de ces traits amusants, inattendus, qui lui étaient particuliers. Mais au fond, depuis la fatale découverte et la perspective mortelle, quelque chose de grave et de résigné, de religieux sans mots ni phrases du sujet, dominait dans sa pensée et se révélait indirectement dans ses discours par une plus grande douceur et une plus grande indulgence de jugement. Dès cette époque, le journal où il consignait les détails relatifs à ses affaires privées se remplit de pensées personnelles, qui permettraient de suivre l’enchaînement de ses impressions, de ses alarmes, de ses espérances, de ses consolations aussi. Ce journal est aux mains de M. Vinet, qui en saura tirer le miel savoureux et la salutaire amertume.

Mais pourquoi prolonger ces longs mois d’agonie ? ils ne furent bientôt plus pour Topffer qu’une suite de pertes graduelles, de déchirements avant-coureurs. Vers la fin de l’hiver il dut renoncer à son pensionnat, dont le fardeau lui avait jusque-là été si léger. Quittant avec un serrement de cœur sa chère maison de la promenade Saint-Antoine, il alla à Mornex, tiède village du Salève, se préparer à un second voyage de Vichy. Avant de partir, il eut la douleur de voir mourir sa mère. Au retour de Vichy (août 1845) après divers essais de séjour aux champs, il revint à Genève. Hors d’état d’écrire, ou du moins de composer, encore moins de dessiner, il imagina alors de peindre, ce qu’il pouvait faire dans une posture encore possible. Appuyé sur les deux bras de son fauteuil, un petit chevalet placé devant lui, il peignait avec ardeur, avec un bonheur qui fut le dernier de sa vie ; c’était la première fois, depuis un ou deux essais tentés à l’âge de dix-huit ans, qu’il lui arrivait de peindre à l’huile. Ses yeux, qui s’étaient opposés dès sa jeunesse à ce qu’il continuât, il n’avait plus à les ménager désormais, et il leur demandait comme une dernière sensation d’artiste ce jeu, cette harmonie des couleurs vers la-