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Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/14

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MAUPRAT.

écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela que les combles de la tour Gazeau.



Le cheval de mon grand-père était sec, vigoureux, etc. (Page 3.)

Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette biographie préliminaire, je dois encore vous dire que, dans l’espace de ces vingt années, l’esprit du pasteur avait suivi une nouvelle direction. Il aimait la philosophie, et malgré lui, le cher homme, il reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes. Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles ; et un matin qu’au retour d’une visite à des malades, il avait rencontré Patience herborisant pour son dîner sur les rochers de Crevant, il s’était assis près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu’à l’ancienne orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux, l’imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la solitude, s’enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui fermentaient alors en France depuis la cour de Versailles jusqu’aux bruyères les plus inhabitées. Il s’éprit de Jean-Jacques, et s’en fit lire tout ce qu’il lui fut possible d’en écouter sans compromettre les devoirs du curé. Puis il se fit donner un exemplaire du Contrat social, et alla l’épeler sans relâche à la tour Gazeau. D’abord le curé ne lui avait communiqué cette manne qu’avec des restrictions, et, tout en lui faisant admirer les grandes pensées et les grands sentiments du philosophe, il avait cru le mettre en garde contre les poisons de l’anarchie. Mais toute l’ancienne science, toutes les heureuses citations d’autrefois, en un mot, toute la théologie du bon prêtre fut emportée comme un pont fragile par le torrent d’éloquence sauvage et d’enthousiasme irréfrénable que Patience avait amassé dans son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât effrayé sur lui-même. Alors il y trouva le for intérieur lézardé et craquant de toutes parts. Le nouveau soleil qui montait sur l’horizon politique et qui bouleversait toutes les intelligences, fondit la sienne comme une neige légère