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Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/64

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MAUPRAT.

raison, j’interprétai les lettres d’Edmée dans le sens le plus loyal ; mais quand j’eus la douleur de me séparer de lui, mes souffrances se réveillèrent, et le séjour de l’Amérique me pesa de plus en plus.

Cette séparation eut lieu lorsque je quittai l’armée américaine pour faire la guerre sous les ordres du général français. Arthur était Américain, et il n’attendait d’ailleurs que l’issue de la guerre pour se retirer du service et se fixer à Boston, auprès du docteur Cooper, qui l’aimait comme son fils, et qui se chargea de l’attacher à la bibliothèque de la société de Philadelphie, en qualité de bibliothécaire principal. C’était tout ce qu’Arthur avait désiré comme récompense de ses travaux.

Les événements qui remplirent ces dernières années appartiennent à l’histoire. Je vis la paix proclamer l’existence des États-Unis avec une joie toute personnelle. Le chagrin s’était emparé de moi, ma passion n’avait fait que grandir et ne laissait point de place aux enivrements de la gloire militaire. J’allai avant mon départ embrasser Arthur, et je m’embarquai avec le brave Marcasse, partagé entre la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes seules amours. L’escadre dont je faisais partie éprouva de grandes vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je renonçai à l’espérance de mettre jamais un genou en terre devant Edmée, sous les grands chênes de Sainte-Sévère. Enfin, après une dernière tempête essuyée sur les côtes de France, je mis le pied sur les terres de la Bretagne, et je tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec plus de tranquillité morale, les maux communs, et nos larmes se confondirent.

XVI.

Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d’aucune lettre.

Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et, envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes vénérables au-dessus des bois taillis comme une grave phalange de druides au milieu d’une multitude prosternée, mon cœur battit si fort que je fus forcé de m’arrêter. « Eh bien ! » me dit Marcasse en se retournant d’un air presque sévère, et comme s’il m’eût reproché ma faiblesse ; mais un instant après je vis sa physionomie également compromise par une émotion inattendue. Un petit glapissement craintif et le frôlement d’une queue de renard dans ses jambes l’ayant fait tressaillir, il jeta un grand cri en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son maître de loin, il était accouru avec l’agilité de sa première jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu’il allait ymourir, car il resta immobile et comme crispé sous la main caressante de Marcasse ; puis tout à coup, se relevant comme frappé d’une idée digne d’un homme, il repartit avec la rapidité de l’éclair et se dirigea vers la cabane de Patience.

« Oui, va avertir mon ami, brave chien ! s’écria Marcasse, plus ami que toi serait plus qu’homme. » Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les joues de l’impassible hidalgo.

Nous doublâmes le pas jusqu’à la cabane. Elle avait subi de notables améliorations ; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée à des quartiers de roc, s’étendait autour de la maisonnette ; nous arrivâmes, non plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée, aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s’étalaient en lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de choux composait l’avant-garde ; les carottes et les salades formaient le corps principal, et le long de la haie l’oseille modeste fermait le cortège. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes leur parasol de verdure, et les poiriers en quenouille, alternant avec les poivriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un singulier retour à des idées d’ordre social et à des habitudes de luxe.

Ce changement était si notable que je croyais ne plus trouver Patience dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à me gagner ; elle se changea presque en certitude lorsque je vis deux jeunes gens du village occupés à tailler les espaliers. Notre traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six que nous n’avions entendu parler du solitaire. Mais Marcass ne ressentait aucune crainte ; Blaireau lui avait dit que Patience vivait, et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de l’allée attestaient la direction qu’il avait prise. Néanmoins, j’avais tellement peur de voir troubler la joie d’un pareil jour que je n’osai pas faire une question aux jardiniers de Patience, et que je suivis en silence l’hidalgo, dont l’œil attendri se promenait sur ce nouvel Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot changement, plusieurs fois répété.

Enfin l’impatience me prit : l’allée était interminable, bien que très-courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant d’émotion. « Edmée, me disais-je, est peut-être là. »

Elle n’y était pourtant pas, et je n’entendis que la voix du solitaire qui disait : « Ah çà ! qu’est-ce qu’il y a donc ? ce pauvre vieux chien est-il devenu enragé ! À bas, Blaireau ! Vous n’auriez pas tourmenté votre maître de la sorte. Ce que c’est que de gâter les gens !

— Blaireau n’est pas enragé, dis-je en entrant ; êtes-vous donc devenu sourd à l’approche d’un ami, maître Patience ? »

Patience laissa retomber sur sa table une pile d’argent qu’il était en train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je l’embrassai ; il fut surpris et touché de ma joie ; puis, me regardant de la tête aux pieds, il s’émerveillait du changement opéré dans ma personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte.

Alors Patience, avec une expression sublime, s’écria en levant sa large main vers le ciel : « Les paroles du Cantique ! Maintenant je puis mourir, mes yeux ont vu celui que j’attendais. » L’hidalgo ne dit rien ; il leva son chapeau comme de coutume, et, s’asseyant sur une chaise, il devint pâle et ferma les yeux. Son chien sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de petits cris qui se changeaient en éternuements multipliés (vous savez qu’il était muet de naissance). Tout tremblant de vieillesse et de joie, il allongea son nez pointu vers le long nez de son maître ; mais son maître ne lui répondit pas comme à l’ordinaire ; « À bas, Blaireau ! » Marcasse s’était évanoui.

Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur. Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde année, c’est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible : il lui en fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L’hidalgo excusa sa faiblesse en l’attribuant à la fatigue et à la chaleur ; il ne voulut ou ne sut pas l’attribuer à son véritable motif. Il est des âmes qui s’éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu’il y a de beau et de grand dans l’ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.

Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi expansif que son ami l’était peu : « Ah çà ! me dit-il, je vois, mon officier, que vous n’avez pas envie de rester ici longtemps. Allons donc vite où vous êtes pressé d’arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure. » Nous pénétrâmes dans le parc, et en le traversant Patience nous expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie. « Quant à moi, vous voyez que je n’ai pas changé, nous dit-il. Même tenue, mêmes allures ; et si je vous ai servi du vin tout à l’heure, je n’ai pas cessé pour cela de boire de l’eau. Mais j’ai de l’argent et des terres, et des ouvriers, da ! Eh bien ! tout cela, c’est malgré moi, comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, mademoiselle Edmée me parla de l’embarras où elle était pour faire la charité à propos. L’abbé était aussi malhabile qu’elle. On les trompait tous les jours