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Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/42

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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

frère aîné Christian, père de mon mari, qui a terminé sa longue et douloureuse carrière sans recouvrer la mémoire de son malheur ; et la mort du baron Frédéric, frère de Christian et de la chanoinesse, qui s’est tué à la chasse, en roulant de la fatale montagne de Schreckenstein, au fond d’un ravin. J’ai répondu à la chanoinesse comme je le devais. Je n’ai pas osé lui offrir d’aller lui porter mes tristes consolations. Son cœur m’a paru, d’après ses lettres, partagé entre sa bonté et son orgueil. Elle m’appelait sa chère enfant, sa généreuse amie, mais elle ne paraissait désirer nullement les secours ni les soins de mon affection.

— Ainsi tu supposes qu’Albert, ressuscité, vit tranquille et inconnu au château des Géants, sans t’envoyer de billet de faire-part, et sans que personne s’en doute hors de l’enceinte dudit château ?

— Non, madame, je ne le suppose pas ; car ce serait tout à fait impossible, et je suis folle de vouloir en douter », répondit Consuelo, en cachant dans ses mains son visage inondé de larmes.

La princesse semblait, à mesure que la nuit s’avançait, reprendre son mauvais caractère ; le ton railleur et léger avec lequel elle parlait de choses si sensibles au cœur de Consuelo faisait un mal affreux à cette dernière.

« Allons, ne te désole pas ainsi, reprit brusquement Amélie. Voilà une belle partie de plaisir que nous faisons là ! Tu nous as raconté des histoires à porter le diable en terre ; de Kleist n’a pas cessé de pâlir et de trembler, je crois qu’elle en mourra de peur ; et moi, qui voulais être heureuse et gaie, je souffre de te voir souffrir, ma pauvre enfant !… »

La princesse prononça ces dernières paroles avec le bon diapason de sa voix, et Consuelo, relevant la tête, vit qu’une larme de sympathie coulait sur sa joue, tandis que le sourire d’ironie contractait encore ses lèvres. Elle baisa la main que lui tendait l’abbesse, et la plaignit intérieurement de ne pouvoir pas être bonne pendant quatre heures de suite.

« Quelque mystérieux que soit ton château des Géants, ajouta la princesse, quelque sauvage que soit l’orgueil de la chanoinesse, et quelque discrets que puissent être ses serviteurs, sois sûre qu’il ne se passe rien là qui soit plus qu’ailleurs à l’abri d’une certaine publicité. On avait beau cacher la bizarrerie du comte Albert, toute la province a bientôt réussi à la connaître, et il y avait longtemps qu’on en avait parlé à la petite cour de Bareith, lorsque Supperville fut appelé pour soigner ton pauvre époux. Il y a maintenant dans cette famille un autre mystère qu’on ne cache pas avec moins de soin sans doute, et qu’on n’a pas préservé davantage de la malice du public. C’est la fuite de la jeune baronne Amélie, qui s’est fait enlever par un bel aventurier peu de temps après la mort de son cousin.

— Et moi, Madame, je l’ai ignoré assez longtemps. Je pourrais vous dire même que tout ne se découvre pas dans ce monde ; car jusqu’ici on n’a pas pu savoir le nom et l’état de l’homme qui a enlevé la jeune baronne, non plus que le lieu de sa retraite.

— C’est ce que Supperville m’a dit en effet. Allons, cette vieille Bohême est le pays aux aventures mystérieuses : mais ce n’est pas une raison pour que le comte Albert soit…

— Au nom du ciel, Madame, ne parlons plus de cela. Je vous demande pardon de vous avoir fatiguée de cette longue histoire, et quand Votre Altesse m’ordonnera de me retirer…

— Deux heures du matin ! s’écria madame de Kleist, que le son lugubre de l’horloge du château fit tressaillir.

— En ce cas, il faut nous séparer, mes chères amies, dit la princesse en se levant ; car ma sœur d’Anspach va venir dès sept heures me réveiller pour m’entretenir des fredaines de son cher margrave, qui est revenu de Paris dernièrement, amoureux fou de mademoiselle Clairon. Ma belle Porporina, c’est vous autres reines de théâtre qui êtes reines du monde par le fait, comme nous le sommes par le droit, et votre lot est le meilleur. Il n’est point de tête couronnée que vous ne puissiez nous enlever quand il vous en prend fantaisie, et je ne serais pas étonnée de voir un jour mademoiselle Hippolyte Clairon, qui est une fille d’esprit, devenir margrave d’Anspach, en concurrence avec ma sœur, qui est une bête. Allons, donne-moi une pelisse, de Kleist, je veux vous reconduire jusqu’au bout de la galerie.

— Et Votre Altesse reviendra seule ? dit madame de Kleist, qui paraissait fort troublée.

— Toute seule, répondit Amélie, et sans aucune crainte du diable et des farfadets qui tiennent pourtant cour plénière dans le château depuis quelques nuits, à ce qu’on assure. Viens, viens, Consuelo ! nous allons voir la belle peur de madame de Kleist en traversant la galerie. »

La princesse prit un flambeau et marcha la première, entraînant madame de Kleist, qui était en effet très-peu rassurée. Consuelo les suivit, un peu effrayée aussi, sans savoir pourquoi.

« Je vous assure, Madame, disait madame de Kleist, que c’est l’heure sinistre, et qu’il y a de la témérité à traverser cette partie du château dans ce moment-ci. Que vous coûterait-il de nous laisser attendre une demi-heure de plus ? À deux heures et demie, il n’y a plus rien.

— Non pas, non pas, reprit Amélie, je ne serais pas fâchée de la rencontrer et de voir comment elle est faite.

— De quoi donc s’agit-il ? demanda Consuelo en doublant le pas pour s’adresser à madame de Kleist.

— Ne le sais-tu pas ? dit la princesse. La femme blanche qui balaie les escaliers et les corridors du palais, lorsqu’un membre de la famille royale est près de mourir, est revenue nous visiter depuis quelques nuits. Il paraît que c’est par ici qu’elle prend ses ébats. Donc ce sont mes jours qui sont menacés. Voilà pourquoi tu me vois si tranquille. Ma belle-sœur, la reine de Prusse (la plus pauvre tête qui ait jamais porté couronne !), n’en dort pas, à ce qu’on assure, et va coucher tous les soirs à Charlottenbourg ; mais, comme elle respecte infiniment la balayeuse, ainsi que la reine ma mère, qui n’a pas plus de raison qu’elle à cet endroit-là, ces dames ont eu soin de défendre qu’on épiât le fantôme et qu’on le dérangeât en rien de ses nobles occupations. Aussi le château est-il balayé d’importance, et de la propre main de Lucifer, ce qui ne l’empêche pas d’être fort malpropre, comme tu vois. »

En ce moment un gros chat, accouru du fond ténébreux de la galerie, passa en ronflant et en jurant auprès de madame de Kleist, qui fit un cri perçant et voulut courir vers l’appartement de la princesse ; mais celle-ci la retint de force en remplissant l’espace sonore de ses éclats de rire âpres et rauques, plus lugubres encore que la bise qui sifflait dans les profondeurs de ce vaste local. Le froid faisait grelotter Consuelo, et peut-être aussi la peur ; car la figure décomposée de madame de Kleist semblait attester un danger réel, et la gaieté fanfaronne et forcée de la princesse n’annonçait pas une sécurité bien sincère.

« J’admire l’incrédulité de Votre Altesse royale, dit madame de Kleist d’une voix entrecoupée et avec un peu de dépit ; si elle avait vu et entendu comme moi cette femme blanche, la veille de la mort du roi son auguste père…

— Hélas ! répondit Amélie d’un ton satanique, comme je suis bien sûre qu’elle ne vient pas annoncer maintenant celle du roi mon auguste frère, je suis fort aise qu’elle vienne pour moi. La diablesse sait bien que pour être heureuse, il me faut l’une ou l’autre de ces deux morts.

— Ah ! madame, ne parlez pas ainsi dans un pareil moment ! dit madame de Kleist, dont les dents se serraient tellement, qu’elle prononçait avec peine. Tenez, au nom du ciel, arrêtez-vous et écoutez : cela ne fait-il pas frémir ? »

La princesse s’arrêta d’un air moqueur, et le bruit de sa robe de soie, épaisse et cassante comme du carton, cessant de couvrir les bruits plus éloignés, nos trois héroïnes, parvenues presque à la grande cage d’escalier