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Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/9

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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

continuer son rôle. Cependant il sera forcé d’en venir là, si elle ne sort pas de cet évanouissement.

— C’est donc sérieux ! ce n’est donc pas une grimace, au moins ?

— Sire, cela me paraît fort sérieux.

— En ce cas, faites baisser la toile, et allons-nous-en ; ou bien que Porporino vienne nous chanter quelque chose pour nous dédommager, et pour que nous ne finissions pas sur une catastrophe. »

Porporino obéit, chanta admirablement deux morceaux Le roi battit des mains, le public l’imita, et la représentation fut terminée. Une minute après, tandis que la cour et la ville sortaient, le roi était sur le théâtre, et se faisait conduire par Pœlnitz à la loge de la prima donna.

Une actrice qui se trouve mal en scène n’est pas un événement auquel tout public compatisse comme il le devrait ; en général, quelque adorée que soit l’idole, il entre tant d’égoïsme dans les jouissances du dilettante, qu’il est beaucoup plus contrarié d’en perdre une partie par l’interruption du spectacle, qu’il n’est affecté des souffrances et de l’angoisse de la victime. Quelques femmes sensibles, comme on disait dans ce temps-là, déplorèrent en ces termes la catastrophe de la soirée :

« Pauvre petite ! elle aura eu un chat dans le gosier au moment de faire son trille, et, dans la crainte de le manquer, elle aura préféré se trouver mal.

— Moi, je croirais assez qu’elle n’a pas fait semblant, dit une dame encore plus sensible, on ne tombe pas de cette force-là quand on n’est pas véritablement malade.

— Ah ! qui sait, ma chère ? reprit la première, quand on est grande comédienne, on tombe comme l’on veut, et on ne craint pas de se faire un peu de mal. Cela fait si bien dans le public !

— Que diable a donc eu cette Porporina ce soir, pour nous faire un pareil esclandre disait, dans un autre endroit du vestibule, où se pressait le beau monde en sortant, La Mettrie au marquis d’Argens ! Est-ce que son amant l’aurait battue ?

— Ne parlez pas ainsi d’une fille charmante et vertueuse, répondit le marquis ; elle n’a pas d’amant, et si elle en a jamais, elle ne méritera pas d’être outragée par lui, à moins qu’il ne soit le dernier des hommes.

— Ah ! pardon, marquis ! j’oubliais que je parlais au preux chevalier de toutes les filles de théâtre, passées, présentes et futures ! À propos, comment se porte madedemoiselle Cochois ?

— Ma chère enfant, disait au même instant la princesse Amélie de Prusse, sœur du roi, abbesse de Quedlimburg, à sa confidente ordinaire, la belle comtesse de Kleist, en revenant dans sa voiture au palais, as-tu remarqué l’agitation de mon frère pendant l’aventure de ce soir ?

– Non, Madame, répondit madame de Maupertuis, grande gouvernante de la princesse, personne excellente, fort simple et fort distraite ; je ne l’ai pas remarquée.

— Eh ! ce n’est pas à toi que je parle, reprit la princesse avec ce ton brusque et décidé qui lui donnait parfois tant d’analogie avec Frédéric : est-ce que tu remarques quelque chose, toi ? Tiens ! remarque les étoiles dans ce moment-ci : j’ai quelque chose à dire à de Kleist, que je ne veux pas que tu entendes. »

Madame de Maupertuis ferma consciencieusement l’oreille, et la princesse, se penchant vers madame de Kleist, assise vis-à-vis d’elle, continua ainsi :

« Tu diras ce que tu voudras ; il me semble que pour la première fois depuis quinze ans ou vingt ans peut-être, depuis que je suis en âge d’observer et de comprendre, le roi est amoureux.

— Votre Altesse royale en disait autant l’année dernière à propos de mademoiselle Barberini, et cependant Sa Majesté n’y avait jamais songé.

— Jamais songé ! Tu te trompes, mon enfant. Il y avait tellement songé, que lorsque le jeune chancelier Cocceï en a fait sa femme, mon frère a été travaillé, pendant trois jours, de la plus belle colère rentrée qu’il ait eue de sa vie.

— Votre Altesse sait bien que Sa Majesté ne peut pas souffrir les mésalliances.

– Oui, les mariages d’amour, cela s’appelle ainsi. Mésalliance ! ah ! le grand mot ! vide de sens, comme tous les mots qui gouvernent le monde et tyrannisent les individus. »

La princesse fit un grand soupir, et, passant rapidement, selon sa coutume, à une autre disposition d’esprit, elle dit, avec ironie et impatience, à sa grande gouvernante :

« Maupertuis, tu nous écoutes ! tu ne regardes pas les astres, comme je te l’ai ordonné. C’est bien la peine d’être la femme d’un si grand savant, pour écouter les balivernes de deux folles comme de Kleist et moi ! — Oui, je te dis, reprit-elle, en s’adressant à sa favorite, que le roi a eu une velléité d’amour pour cette Barberini. Je sais, de bonne source, qu’il a été souvent prendre le thé, avec Jordan et Chazols, dans son appartement, après le spectacle, et que même elle a été plus d’une fois des soupers de Sans-Souci, ce qui était, avant elle, sans exemple dans la vie de Potsdam. Veux-tu que je te dise davantage ? Elle y a demeuré, elle y a eu un appartement, pendant des semaines et peut-être des mois entiers. Tu vois que je sais assez bien ce qui se passe, et que les airs mystérieux de mon frère ne m’en imposent pas.

— Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n’ignore pas que, pour des raisons… d’État, qu’il ne m’appartient pas de deviner, le roi a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu’il n’était pas si austère qu’on le présumait, bien qu’au fond…

— Bien qu’au fond mon frère n’ait jamais aimé aucune femme, pas même la sienne, à ce qu’on dit, et à ce qu’il semble ? Eh bien, moi, je ne crois pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant d’être sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l’esprit comme un diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de langues.

— Elle est très vertueuse, elle adore son mari.

— Et son mari l’adore, d’autant plus que c’est une épouvantable mésalliance, n’est-ce pas, de Kleist ? Allons, tu ne veux pas me répondre ? Je te soupçonne, noble veuve, d’en méditer une avec quelque pauvre page, ou quelque mince bachelier es sciences.

— Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de cœur s’établir entre le roi et quelque demoiselle d’Opéra ?

— Ah ! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins effrayante. J’imagine qu’au théâtre, comme à la cour, il y a une hiérarchie, car c’est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce préjugé-là. Une chanteuse doit s’estimer beaucoup plus qu’une danseuse et l’on dit d’ailleurs que cette Porporina a encore plus d’esprit, d’instruction, de grâce, enfin qu’elle sait encore plus de langues que la Barberini. Parler les langues qu’il ne sait pas, c’est la manie de mon frère. Et puis la musique, qu’il fait semblant d’aimer aussi beaucoup, quoiqu’il ne s’en doute pas, vois-tu ?… C’est encore un point de contact avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l’été, elle a l’appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle chante dans les petits concerts du roi… N’en est-ce pas assez pour que ma conjecture soit vraie ?

— Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop gravement pour que l’amour y soit pour rien.

— L’amour, non, Frédéric ne sait ce que c’est que l’amour ; mais un certain attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu n’en peux pas disconvenir.

— Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer, s’efforce de s’amuser du caquet et des jolies roulades d’une actrice ; mais qu’au bout d’un quart d’heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme il dirait à un de ses secrétaires : « C’est assez pour aujourd’hui ; si j’ai envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir.