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Page:Saussure - Cours de linguistique générale, éd. Bally et Sechehaye, 1971.djvu/312

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n’est pas nécessairement déterminé par des causes psychiques.

Les langues sémitiques expriment le rapport de substantif déterminant à substantif déterminé (cf. franç. « la parole de Dieu »), par la simple juxtaposition, qui entraîne, il est vrai, une forme spéciale, dite « état construit », du déterminé placé devant le déterminant. Soit en hébreu dāƀār « parole » et ’elōhīm[1] « Dieu : » dƀar, ’elōhīm signifie : « la parole de Dieu ». Dirons-nous que ce type syntaxique révèle quelque chose de la mentalité sémitique ? L’affirmation serait bien téméraire, puisque l’ancien français a régulièrement employé une construction analogue : cf. le cor Roland, les quatre fils Aymon, etc. Or ce procédé est né en roman d’un pur hasard, morphologique autant que phonétique : la réduction extrême des cas, qui a imposé à la langue cette construction nouvelle. Pourquoi un hasard analogue n’aurait-il pas jeté le protosémite dans la même voie ? Ainsi un fait syntaxique qui semble être un de ses traits indélébiles n’offre aucun indice certain de la mentalité sémite.

Autre exemple : l’indo-européen primitif ne connaissait pas de composés à premier élément verbal. Si l’allemand en possède (cf. Bethaus, Springbrunnen, etc.) faut-il croire qu’à un moment donné les Germains ont modifié un mode de pensée hérité de leurs ancêtres ? Nous avons vu que cette innovation est due à un hasard non seulement matériel, mais encore négatif : la suppression de l’a dans betahūs (voir p. 195). Tout s’est passé hors de l’esprit, dans la sphère des mutations de sons, qui bientôt imposent un joug absolu à la pensée et la forcent à entrer dans la voie spéciale qui lui est ouverte par l’état matériel des signes. Une foule d’observations du même genre nous confirment dans cette opinion ; le caractère psychologique du

  1. Le signe ’ désigne l’aleph, soit l’occlusive glottale qui correspond à l’esprit doux du grec.