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que l’une exécute ce que l’autre prépare. Les anarchistes communistes révolutionnaires ont pour eux, selon Reclus, le mouvement de la pensée humaine, surtout chez les peuples de race latine. La révolution prochaine, que le moindre incident peut faire naître, une crève, un renvoi d’ouvrier, n’accomplira pas un brusque saut, n’aura pas à réaliser de toutes pièces un ordre sans racines dans le passé  : le tout est de la mettre en branle. Une fois commencée, dit Kropotkine, attendons-nous à ne pas la voir marcher partout du même pas. Elle s’adaptera au caractère des différentes nations. L’Allemagne, encore unitaire, rêve une république jacobine, l’organisation du travail comme celle que Louis Blanc tenta en 1848 ; la France au contraire veut la commune libre. Il y aura des retardataires, les grandes villes commenceront le mouvement avant les campagnes... Mais les temps sont proches. Au lieu de bavarder, agissons. Gardons-nous surtout, comme d’une erreur funeste, de la politique, du parlementarisme, qui n’est qu’une entrave, un boulet au pied. Le trait essentiel de l’auarchisme, en effet, c’est d’être absolument antiparlementaire. Par principe, les anarchistes sont non pas hostiles a a tel ou tel gouvernement, mais à l’idée gouvernementale elle-même, qu’elle s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la sainte ampoule ou du suffrage universel ^ ». Pour l’amélioration du sort des classes laborieuses, il n’y a rien à attendre de la politique et des politiciens, soit en république, soit en monarchie. De ce côté de l’Océan comme de l’autre, les républiquessont des ploutocraties gouvernées par des gens d’affaires. Le système représentatif n’est qu’une parade menteuse, un décor de théâtre, derrière lequel se trament les intrigues des financiers. Si le suffrage universel était capable d’affranchir le peuple, ce serait fait depuis longtemps. Il n’a servi jusqu’ici qu’à faire légaliser toutes les monstruosités politiques et économiques. La classe prolétaire est encore ignorante, victime des autres classes, et de ses propres agents qui la trompent et l’exploitent. En démocratie, dites-vous, le peuple vote et nomme librement ses représentants, donc c’est le peuple qui gouverne par ses fidèles mandataires. Autant vaudrait dire que le bœuf est libre parce qu’il élit son boucher. Déléguer son pouvoir, c’est le perdre. (E. Reclus.) Les socialistes qui se posent dans les Chambres en défenseurs des ouvriers ne sont que des « aspirants dirigeants »  ; la politique n’est pour eux qu’un marchepied pour se hausser jusqu’à la bourgeoisie, et

1 . Déclaration des anarchistes devant le tribunal correctionnel de Lyon, en 1833.


le socialisme n’est qu’un moyen de parvenir. « Les candidats sont omniscients et infaillibles. Quand ils auront enfin leur part de royauté, ne seront-ils pas fatalement saisis par le vertige du pouvoir, et comme des rois, dispensés de toute sagesse et de toute vertu? » (E. Reclus.) L’élu d’aujourd’hui sera le corrompu de demain. « Tout député est un Judas, qui se sert des revendications des travailleurs pour se tailler une place dans les rangs des exploiteurs. » (E. Reclus.) « Envoyer des ouvriers dans un Parlement, disait Bordât, un des inculpés de Lyon, c’est agir comme une mère qui conduirait sa fille dans un lieu de prostitution. >• En admettant même que les socialistes deviennent tout-puissants à la Chambre, ce serait pour établir le despotisme absolu des majorités. Les socialistes mettent la question économique au premier rang, les anarchistes revendiquent avec l’égalité économique la liberté personnelle (deux principes inconciliables^, et ne font pas de différence entre une majorité despotique, fùt-elle socialiste, et un despote. Si les anarchistes crient u révolte contre les lois, ce n’est pas pour s’ériger en législateurs ». Au congrès anarchiste de Zurich (août 1893), le docteur Gumplowitz disait  : « Le socialisme actuel s’est éloigné des buts qu’il se proposait, il a abandonné ses principes révolutionnaires et s’en trouve très bien  ; ses chefs veulent fonder une aristocratie socialiste ou une bureaucratie socialiste : il n’y aurait aucune différence quelconque entre un gouvernement Bebel et Liebknecht et le régime actuel. Il faut que les prolétaires arrivent à en finir avec ce régime. » II faut donc apprendre au peuple à se passer de gouvernement, comme on lui a appris à se passer de Dieu*. Ni Parlement ni maître. Fi du bétail électoral et des urnes puantes ! Il faut stigmatiser tout mandataire élu, comme le pire ennemi  ; ne pas se contenter de dénigrer les institutions, mais diffamer les personnes, surtout les députés d’extrême gauche, et spécialement les députés ouvriers. Répudions également le suffrage universel et l’instruction primaire, qui n’est qu’un dressage à la servitude et un obstacle à l’instruction intégrale  ; ce qu’il faut, c’est la révolution sociale  ; concertons-nous non pour des voles politiques, mais pour l’insurrection. C’est de ce cercle d’idées qu’est sorti l’attentat de Vaillant. L’anarchiste pratiquant est donc, avant tout, homme d’action immédiate. L’anarchisme est une théorie de l’action révolutionnaire, personnelle, conformément au caractère individualiste de la doctrine. La

1. Déclaration des anarchistes au procès de Lyon, 1883.