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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/218

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enchaîné au fini, et encore à un très petit point de celui-ci, afin que l’Infini soit repoussé aussi loin que possible de ses yeux. Qu’est-ce qui empêche l’heureux développement de la religion ? Ce ne sont pas les douteurs et les railleurs ; ceux-ci, il est vrai, communiquent volontiers leur volonté de ne pas avoir de religion, mais la nature, elle, veut la produire, et ils ne l’entravent pas. Ce ne sont pas non plus, comme on le croit, les gens sans moralité : c’est à une tout autre force que s’opposent leurs efforts et leur action. Non, ce sont, dans l’état actuel du monde, les hommes judicieux[1] et pratiques qui font contrepoids à la religion, et leur grande [145] prépondérance est la cause du rôle si indigent et insignifiant qu’elle joue. Ils maltraitent l’homme dès sa plus tendre enfance, et compriment son aspiration à s’élever à ce qui est d’un niveau supérieur.

C’est avec un pieux recueillement qu’il m’arrive de suivre du regard l’aspiration au merveilleux et au surnaturel dans de jeunes esprits. Déjà, en même temps qu’ils recherchent le contact avec le fini et le déterminé, ils cherchent autre chose aussi, qu’ils puissent y opposer ; dans toutes les directions ils voudraient saisir quelque chose qui soit de nature à déborder le monde des apparences sensibles et de ses lois, et si abondamment que leurs sens soient comblés par des objets terrestres, ils sont, eux, toujours comme si, à côté de ces sens, ils en avaient d’autres, condamnés à dépérir s’ils manquent d’aliments. C’est là le premier éveil de la religion. Un pressentiment secret, incompris, les pousse à dépasser les limites de la richesse de ce monde ; c’est la raison pour laquelle est si bienvenu d’eux tout ce qui en fait pressentir un autre et met sur sa trace. C’est la raison pour laquelle ils prennent leur plaisir à des poèmes mettant en scène des êtres supraterrestres ; tout ce dont ils savent le plus clairement que cela ne peut pas se trouver sur cette terre, ils l’étreignent avec tout l’amour jaloux que l’on voue à un objet sur lequel on a un droit manifeste, qu’on ne peut cependant pas faire valoir. Sans doute, est-il illusoire de chercher

  1. Verständig ; les éditions ultérieures n’atténueront en rien ce jugement du romantique.