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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/233

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intuitive [168] de soi-même la plus abstraite a été l’affaire de l’antique mysticisme oriental qui, avec une hardiesse digne d’admiration, rattachait directement l’infiniment grand à l’infiniment petit, et savait trouver tout à la stricte limite du néant. C’est de la conception intuitive du monde, je le sais, qu’est sortie toute religion dont le schématisme était le ciel ou la nature organique, et l’Égypte polythéiste a été longtemps le pays qui a le plus parfaitement entretenu la façon de penser dans laquelle — on peut du moins le supposer — la vue intuitive la plus pure de l’Infini et du vivant originel ont cheminé, dans un humble esprit de support, côte à côte avec la plus ténébreuse superstition et la mythologie la plus dépourvue de sens.

Je n’ai jamais recueilli aucun témoignage d’une religion de l’art qui eût dominé des peuples et des périodes. Je ne sais qu’une chose, c’est que jamais le sens de l’art n’a approché ces deux genres de religion sans les combler d’une nouvelle beauté et, d’une nouvelle sainteté et mitiger aimablement leur étroitesse primitive. C’est ainsi que les anciens sages et poètes de la Grèce transformèrent la religion de la nature en lui donnant une figure plus belle et joyeuse, et c’est ainsi que son divin Platon éleva la mystique la plus sainte sur la cime la plus haute du monde divin et humain. [169] Laissez-moi rendre hommage à la déesse inconnue de moi et lui rendre grâce de ce qu’elle l’a entouré, lui et sa religion, d’égards si attentifs et si désintéressés. J’admire le plus bel oubli de soi-même dans tout ce qu’un saint zèle lui fait dire contre l’art, tel un roi juste qui ne ménage pas même sa mère au cœur trop tendre, car tout cela ne visait que le service que l’art rendait de son plein gré à l’imparfaite religion de la nature[1]. Maintenant, l’art n’est au service d’aucune religion, et tout est différent et pire. Religion et art coexistent l’un à côté de l’autre comme deux êtres amis[2], dont la parenté intime, bien qu’ils en aient le sentiment vague, n’est pas encore connue d’eux. Ils ont

  1. Le culte du romantique pour Platon lui inspire cette explication intelligemment complaisante de la sévérité de l’auteur de la République à l’égard des poètes.
  2. Texte de B ; A disait « âmes amies ».