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Page:Schoebel - Inde française, l’histoire des origines et du développement des castes de l’Inde.djvu/111

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moins il a l’air d’être quelque chose, on préféra l’espoir de s’unir ne fut-ce qu’à une apparence à la certitude de s’évanouir dans le vide.[1] Excédé du vertigineux nirvâna buddhique, l’adepte a dû souvent se laisser aller à l’appel de la douce et soporifique doctrine du nirvâna brâhmanique et dire à celui qui le ramenait au bercail orthodoxe : « Mon trouble a disparu. La mémoire m’est revenue. Je suis affermi ; le doute s’est dissipé : je suivrai ta parole[2] ». Le voilà fixé en Brâhma, le père des castes dogmatiques, et sûr d’être immortel, amritatvam eti.

Cette troisième période vit donc définitivement prévaloir dans l’Inde la croyance religieuse qu’ « entre les brâhmanes, les kshatriyas, les vaiçyas et les çûdras les fonctions ont été partagées conformément à leurs qualités naturelles, et que personne ne doit renoncer à la fonction inhérente à sa nature, sahajan karma na tyajet, son état héréditaire[3] ».

Cependant il fallait prendre des précautions contre un retour possible du régime de la liberté humaine et éteindre, s’il était possible, jusque dans sa source la réminiscence de l’origine séculière c’est-à-dire féodale de l’ancienne société ; il fallait enfin étouffer jusqu’à la velléité de secouer les chaînes de la caste.


IV. Époque purement brâhmanique.

C’est l’époque qui dure encore, l’époque brâhmanique par excellence. Les précautions qu’ont prises et que prennent encore les bons Pères (die klugen Väter) d’éteindre ou d’altérer jusque dans leur source les traditions et réminiscences de l’origine séculière de la division sociale en princes, prêtres, bourgeois et sujets, ces précautions consistent à déformer méthodiquement, sans trêve ni relâche, l’esprit de l’individu et l’esprit de la nation. Cette œuvre de dépression morale et d’abêtissement intellectuel, commencée déjà alors que le buddhisme était en pleine floraison, les brâhmanes la continuent tout à leur aise, principalement en favorisant le plus qu’ils peuvent le syncrétisme d’un fétichisme du plus bas aloi, en quelque sorte préhistorique, avec les croyances du large et poétique naturisme aryen. Tout syncrétisme est malsain et malfaisant comme l’est la promiscuité et l’adultère, mais le syncrétisme religieux l’est plus qu’un autre. Il l’est du moins dans l’Inde, parce que rien n’égale l’énergie corruptrice du ferment indien. Les brâhmanes le savent ; mais périsse toute doctrine élevée plutôt que de

  1. Nous avons exposé la portée morale du nirvâna dans une publication : « Le Buddha et le Nirvâna », 1874. La doctrine du vide loin d’être exclusive de la morale, l’idéalise au contraire, en en rendant le culte absolument désintéressé, comme le voulait aussi Fénélon dans ses « Maximes des Saints », et la Ston dans l’antiquité.
  2. Nashto mohah smritir labdhâ sthito’smi gâtasandehah karishye vacanan tava. (Bh.-G., XVIII, 73.)
  3. Ibid. 41, 48.