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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/273

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point de départ, ni sa communication le but d’une œuvre d’art. Au contraire, en poésie, c’est le concept qui constitue la matière, la donnée immédiate, et l’on peut parfaitement s’élever au-dessus de lui pour évoquer une représentation intuitive tout à fait différente dans laquelle le but de la poésie se trouve atteint. Dans la trame d’un poème, il est indispensable de recourir à beaucoup de concepts ou de pensées abstraites, qui par elles-mêmes et directement ne sont susceptibles d’aucune représentation intuitive ; alors on les présente souvent à l’intuition par l’intermédiaire d’un exemple qu’il est possible de subsumer sous la pensée abstraite. Ce phénomène se produit dans toutes les expressions figurées, métaphores, comparaisons, paraboles et allégories ; aussi bien, tous ces tropes ne se distinguent entre eux que parce qu’ils sont présentés d’une manière plus ou moins longue, plus ou moins explicite. Dans l’éloquence les comparaisons et allégories de cette sorte sont du plus excellent effet. Comme Cervantes parle bien du sommeil, lorsque, pour exprimer le soulagement qu’il apporte aux douleurs morales et corporelles, il dit : « C’est un manteau qui recouvre l’homme tout entier » ! Quelle belle allégorie que ce vers de Kleist pour exprimer cette pensée : les philosophes et les penseurs éclairent le genre humain :

Ceux dont la lampe nocturne éclaire le monde !

Quelle force et quelle intensité de vision dans ce tableau homérique d’Atê, la déesse malfaisante : « ses pieds sont délicats ; car elle ne foule jamais le sol, mais elle ne marche que sur la tête des humains » ! (Il., XIX, 91.) Quel puissant effet a produit Menenius Agrippa, avec sa fable les Membres et l’Estomac, sur le peuple retiré au mont Sacré ! Au commencement du septième livre de la République, dans l’allégorie déjà citée de la caverne, quelle magnifique expression Platon donne à un dogme philosophique d’une haute abstraction ! Une autre allégorie d’un sens philosophique très profond, c’est celle de Perséphone qui, pour avoir goûté une grenade aux enfers, se trouve condamnée à y rester : ce mythe est singulièrement éclairci et illustré par la consécration inestimable que Gœthe lui a donnée en le traitant à titre d’épisode dans son Triomphe de la sensibilité. Je connais trois ouvrages allégoriques de longue haleine ; le premier avoue et étale ses intentions : c’est l’incomparable Criticon de Balthasar Gratian ; il se composé d’un ample et riche tissu d’allégories reliées entre elles ; elles sont pleines de sens ; c’est comme un vêtement transparent qui recouvre des vérités morales et qui leur communique l’évidence intuitive la plus frappante, tandis que l’auteur nous étonne par sa fécondité d’invention. Les deux autres ouvrages sont plus enveloppés : c’est le Don