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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/308

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puis une route qui les réunit, et sur laquelle l’individu, en philosophant, découvre le lieu où il est parvenu. Cette façon, de philosopher en historien, donne pour produit le plus souvent quelque cosmogonie : il y en a tout un assortiment ; ou bien c’est le système de l’émanation, ou la doctrine de la chute ; enfin, quand la pensée, revenue de toutes ces tentatives, sans en rien rapporter, de désespoir, se lance dans la seule direction qui lui reste, c’est au contraire une doctrine de devenir sans arrêt, de naissance, de croissance, d’apparition, l’être arrivant à la lumière du sein des ténèbres, du sein de l’obscur principe fondamental, du fond dernier, du fond sans fond[1] : on connaît le chapelet. Pour y couper court, il suffit de cette remarque, que le passé, au moment où je parle, fait déjà une éternité complète, un temps infini écoulé, où tout ce qui peut et doit être devrait avoir déjà trouvé place. Et en effet, toutes ces philosophies en forme d’histoire, toutes, si majestueuses qu’elles puissent être, font comme si Kant n’avait jamais existé : elles prennent le temps pour un caractère inhérent aux choses en soi ; aussi restent-elles dans la région de ce que Kant nomme le phénomène, par opposition à la chose en soi ; Platon, le devenir, le non-être, par opposition à l’être, à ce qui ne devient pas ; enfin les Indiens : le tissu de Maya. C’est là, en somme, le mode de connaître qui est soumis au principe de raison suffisante ; ce mode de connaissance n’atteint jamais l’être des choses, il ne peut que poursuivre à l’infini les phénomènes, et ainsi il va sans terme et sans but, pareil à l’écureuil dans sa cage, jusqu’au jour où, las enfin, il s’arrête à n’importe quel point de la roue, en haut, en bas, puis, une fois là, prétend imposer aux autres le respect des idées où il s’est fixé. Il n’y a qu’une saine méthode de philosopher sur l’univers ; il n’y en a qu’une qui soit capable de nous faire connaître l’être intime des choses, de nous faire dépasser le phénomène : c’est celle qui laisse de côté l’origine, le but, le pourquoi, et qui ne cherche partout que le quid, dont est fait l’univers ; qui ne considère pas les choses dans une quelconque de leurs relations, dans leur devenir et leur disparition, bref sous l’un des quatre aspects qu’éclaire le principe de raison suffisante ; mais tout au rebours, elle écarte toutes les considérations qui se rattachent à ce principe, et s’attache à ce qui reste alors, à ce qui apparaît dans toutes ces relations, mais qui en soi leur échappe, à l’essence universelle du monde, laquelle a pour objet les Idées présentes dans ce monde. De cette forme de connaissance naît, avec l’art, la philosophie, et même, nous l’allons voir dans ce livre, cette disposition du caractère qui seule fait de nous de vrais saints et des sauveurs de l’univers.

  1. Grund, Urgrund, Ungrund.