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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/337

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s’élever à l’aide des Idées au-dessus du principe d’individuation ; alors, la volonté comme chose en soi, avec sa liberté, peut se manifester d’une façon qui met le phénomène en contradiction avec lui-même ; c’est cette contradiction qu’exprime le mot d’abnégation ; par là l’essence même de notre être se supprime : telle est la vraie, l’unique manière dont la liberté de la volonté peut s’exprimer jusque dans le monde même de l’apparence ; mais c’est là un point sur lequel ici je ne peux m’expliquer davantage : je le réserve pour la fin.

Ainsi, voilà deux points établis par les précédentes analyses : l'invariabilité du caractère empirique ; elle tient à ce qu’il est un pur déploiement du caractère intelligible, et que celui-ci est extérieur au temps ; et aussi la nécessité avec laquelle, à la rencontre de la volonté et des motifs, naissent les actions. Maintenant, il nous faut écarter une conséquence que l’on est très enclin, par suite des mauvaises tendances qui sont en nous, à tirer de là. Comme notre caractère est le développement dans le temps d’un acte de volonté extérieur au temps, donc indivisible et immuable, d’un caractère intelligible enfin ; comme cet acte détermine irrévocablement notre conduite en tout ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire en ce qui est de sa valeur morale ; comme il lui faut enfin s’exprimer dans son phénomène, c’est-à-dire dans le caractère empirique, et que, dans tout ce phénomène, l’élément secondaire seul, à savoir la forme visible de notre vie, dépend de la forme sous laquelle peuvent se présenter les motifs ; de tout cela on pourrait conclure que ce serait peine perdue, si l’on travaillait à l’amélioration d’un caractère, si l’on résistait à la force des mauvais penchants ; qu’ainsi il serait plus sage de se soumettre à ce qui est inévitable, et de suivre tous nos instincts, fussent-ils mauvais. — La réplique est la même ici que contre la théorie de la destinée inéluctable avec sa conséquence ordinaire, le λογος αργος[1], comme on l’appelait jadis, le fatalisme turc, comme nous disons maintenant : la vraie réponse avait été faite par Chrysippe ; Cicéron la reproduit telle que ce philosophe avait dû la donner, dans son De fato, chapitres XII, XIII. — Oui, sans doute, ; tout est, on peut le dire, infailliblement déterminé à l’avance par le destin ; mais cette détermination a lieu par l’intermédiaire d’une chaîne de causes. Donc, en aucun cas, il ne peut être conforme au déterminisme qu’un fait se produise sans ses causes. Ce n’est donc pas l’événement seul qui est prédéterminé, c’est l’événement comme suite des causes antécédentes : ce qui est exigé par le destin, ce n’est pas le fait dernier tout seul, c’est aussi les moyens par lesquels il doit être produit. Donc, que les moyens fassent défaut, alors sûrement l’événement manquera : cela même, du reste, n’ar-

  1. Le sophisme paresseux. (Tr.)