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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/352

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prendre la place de la précédente. De là une hypothèse paradoxale, non pas absurde pourtant : chaque individu aurait une part déterminée de souffrance, cela par essence : c’est sa nature qui une fois pour toutes lui fixerait sa mesure ; cette mesure ne saurait ni rester vide, ni déborder, quelque forme d’ailleurs que la douleur pût prendre. Ce qui déterminerait la quantité de maux et de biens à lui réservée, ce ne serait donc pas une puissance extérieure, mais cette mesure même, cette disposition innée ; sans doute, de temps en temps et selon les variations de sa santé, cette mesure pourrait bien être ou dépassée ou mal remplie, mais, au total, elle serait juste atteinte : ce serait là ce que chacun appelle son tempérament, ou, plus exactement, le degré de δυσκολια ou d’ευκολια pour employer les termes de Platon dans le premier livre de la République, c’est-à-dire d’humeur triste ou enjouée, qui lui est propre. — En faveur de cette hypothèse, on peut invoquer des faits bien connus de chacun : d’abord, les grandes douleurs font taire les petits ennuis, et réciproquement, en l’absence de toute grande douleur, les plus faibles contrariétés nous tourmentent et nous chagrinent ; mais surtout, quand un grand malheur, un de ceux dont la pensée nous épouvantait, a fondu sur nous, notre humeur, une fois le premier accès de souffrance passé, revient sensiblement à son état d’auparavant ; en sens inverse, quand un bonheur longtemps désiré nous est enfin accordé, nous ne nous trouvons pas, à tout prendre, sensiblement mieux, ni plus satisfaits qu’avant. C’est seulement à l’instant ou ils arrivent sur nous, que ces grands changements nous frappent avec une force inusitée, jusqu’à atteindre à la tristesse profonde ou à la joie éclatante ; mais l’un et l’autre effet bientôt s’évanouissent, tous deux étant nés d’une illusion : car ce qui les produisait, ce n’était point une jouissance ou une douleur actuelle, mais l’espérance d’un avenir vraiment nouveau, sur lequel nous anticipions en pensée. Et c’est bien grâce à l’emprunt qu’elles font ainsi à l’avenir, que la joie ou la souffrance peuvent atteindre à un degré si extraordinaire : aussi n’est-ce pas pour longtemps. — Dans notre hypothèse, il en serait du sentiment du mal ou du bien-être comme de la connaissance : il s’y trouverait un élément important venu du sujet, et a priori. A l’appui de quoi on peut citer d’autres remarques encore : chez l’homme la gaieté ni l’humeur chagrine ne sont déterminées par les circonstances extérieures, comme la richesse ou la situation dans le monde : c’est même là une chose évidente ; on voit pour le moins autant de visages riants parmi les pauvres que parmi les riches. Voyez encore les suicides : combien de causes diverses n’ont-ils pas ! Il n’est pas un seul malheur, si grand qu’il soit, dont on puisse dire avec quelque vraisemblance qu’il eût été pour tous les hommes, quelque fût leur