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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/383

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un devoir de moralité, ce qui est une grave erreur, — voilà la raison qui jusqu’à ces derniers temps a donné naissance à d’étranges doctrines, comme celle-ci que l’État est un moyen de nous élever à la moralité, qu’il naît d’une aspiration à la vertu, que par suite il est tout dirigé contre l’égoïsme. Comme si l’intention intime, en qui seule réside la moralité ou l’immoralité, comme si la volonté, la liberté éternelle, se laissait modifier par une action extérieure, altérer par une intervention ! Une théorie non moins fausse, c’est encore celle qui fait de l’État la condition de la liberté au sens moral du mot, et, par là même, de la moralité : tandis qu’en réalité la liberté est au-delà du monde des phénomènes, et à plus forte raison au delà du domaine des institutions humaines. Il s’en faut de tout, nous l’avons déjà vu, que l’État soit dirigé contre l’égoïsme, dans le sens général et absolu du mot ; au contraire, c’est justement de l’égoïsme que naît l’État, mais d’un égoïsme bien entendu, d’un égoïsme qui s’élève au-dessus du point de vue individuel jusqu’à embrasser l’ensemble des individus, et qui en un mot tire la résultante de l’égoïsme commun à nous tous ; servir cet égoïsme-là, c’est la seule raison d’être de l’État, étant donné toutefois, — hypothèse bien légitime, — qu’il ne faut pas compter de la part des hommes sur la moralité pure, sur un respect du droit inspiré de motifs tout moraux ; autrement, d’ailleurs, l’État serait chose superflue. Ce n’est donc pas du tout l’égoïsme que vise l’État, mais seulement les conséquences funestes de l’égoïsme : car, grâce à la multiplicité des individus, qui tous sont égoïstes, il peut en surgir de pareilles, et chacun est exposé à en souffrir dans son bien-être ; c’est ce bien-être que l’État a en vue. Aussi Aristote dit-il déjà (Politique, III) : Τελος μεν ουν πολεως το ευ ζην τουτο δε εστι το ζην ευδαιμονως και καλως. ( « Le but de la cité, c’est que les citoyens vivent bien ; or vivre bien, c’est vivre d’une vie heureuse et belle. » ) Hobbes aussi a expliqué de même, dans une analyse exacte et excellente, que là est l’origine, et là le but, de tout État ; et c’est d’ailleurs ce que montre également le vieux principe de tout ordre public : Salus publica prima lex esto ( « Que la première des lois soit le salut public » ). — Si l’État atteint entièrement son but, l’apparence qu’il produira sera la même que si la moralité parfaite régnait partout sur les intentions. Mais quant au fond, quant à l’origine de ces deux apparences similaires, rien de plus opposé. En effet, sous le règne de la moralité, nul ne voudrait faire l’injustice ; dans l’État parfait, nul ne voudrait la souffrir, tous les moyens convenables seraient ajustés à la perfection en vue de ce but. C’est ainsi qu’une même ligne peut être tirée en marchant dans deux sens opposés ; c’est ainsi qu’une bête féroce, avec une muselière, est aussi inoffensive qu’un herbivore. — Mais quant à aller plus loin,