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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/397

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faire peser sur des millions d’hommes d’indicibles douleurs, comme peut faire un grand conquérant, — alors le vulgaire exigera qu’il expie toutes ces douleurs, n’importe comment, n’importe où, au prix d’une égale quantité de tourments. Et en effet le vulgaire ne voit pas que le tourmenteur et ses victimes sont une seule et même Volonté ; que la Volonté, par laquelle elles sont et elles vivent, est à la fois celle qui se manifeste en lui, qui même y atteint à la plus claire révélation de son essence ; qu’ainsi elle souffre, aussi bien que chez l’opprimé, chez l’oppresseur, et même, chez ce dernier, d’autant plus qu’en lui la conscience atteint un plus haut degré de clarté et de netteté, et le vouloir un plus haut degré de vigueur. — Au contraire, l’esprit délivré du principe d’individuation, parvenu à cette notion plus profonde des choses, qui est le principe de toute vertu et de toute noblesse d’âme, cesse de proclamer la nécessité du châtiment : et la preuve en est déjà dans la morale chrétienne, qui interdit absolument de rendre le mal pour le mal, et qui assigne à la justice éternelle un domaine distinct de celui des phénomènes, le monde de la chose en soi. « La vengeance est mienne, c’est moi qui veux punir, dit le Seigneur. » (Aux Romains, XII, 19.)

Il y a encore un autre trait de la nature humaine, bien plus frappant, mais aussi bien plus rare, par où se révèle ce besoin de faire descendre l’éternelle justice dans le domaine de l’expérience, c’est-à-dire de l’individuation ; ce qui prouve en même temps chez l’homme une idée, un sentiment de cette vérité que j’exprimais plus haut, que la Volonté de vivre joue à ses dépens la grande tragi-comédie universelle, et qu’au fond de toutes les apparences vit une seule et même Volonté. Voici ce trait. Il arrive parfois qu’un homme, en présence d’une iniquité grave, qu’il a soufferte, ou même dont il a été simple témoin, est saisi d’une indignation assez profonde pour faire abandon de sa vie, de sang-froid, sans se réserver de moyen de salut, afin de tirer vengeance de l’injustice sur la personne de l’offenseur. On en voit qui, des années durant, guettent un puissant oppresseur, l’assassinent enfin, puis montent sur l’échafaud : notez que ce dernier point, ils l’avaient, prévu comme le reste ; bien souvent, ils ne cherchent pas à l’écarter : leur vie n’a plus de prix à leurs yeux que comme un moyen de se venger. — C’est surtout chez les Espagnols qu’on peut rencontrer des exemples semblables[1].— À l’examiner de près et dans son esprit, ce besoin de châtier le mal est singulièrement différent de la rancune vulgaire : celle-ci ne

  1. Ainsi cet évêque espagnol qui, dans la dernière guerre, la guerre de l’Indépendance, reçut à sa table des généraux français, et s’empoisonna avec eux. Il y a bien d’autres traits analogues dans cette même guerre. — Voyez aussi Montaigne, liv. II, chap. xii.