Aller au contenu

Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/55

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sujet connaissant comme support de son existence. Il y a plus : cette longue série de siècles remplis de transformations sans nombre, et pendant lesquels la matière s’élevait de forme en forme jusqu’au premier être doué de perception, tout ce temps écoulé ne saurait être pensé que dans l’identité d’un sujet conscient ; il n’est en effet que la série des représentations de ce dernier et la forme de sa connaissance ; sans lui, il perd toute intelligibilité et toute réalité. Nous voyons donc que, d’une part, l’existence du monde entier dépend du premier être pensant, quelque imparfait qu’ait été cet être ; d’autre part, il n’est pas moins évident que ce premier animal suppose nécessairement avant lui une longue chaîne de causes et d’effets, dont il forme lui-même un petit anneau. Ces deux résultats contradictoires, auxquels nous sommes forcément amenés, pourraient, à leur tour, être regardés comme une antinomie de notre faculté de connaître, correspondant à celle qui se présente à l’autre extrémité de la science de la nature ; pour ce qui est de la quadruple antinomie de Kant, elle sera étudiée dans la critique de sa philosophie, qu’on trouvera à la suite du présent ouvrage ; j’espère montrer qu’elle est une pure fantasmagorie sans aucune consistance.

La dernière contradiction, à laquelle nous avons été conduits nécessairement, est cependant résolue par la considération suivante : on peut dire, en parlant le langage de Kant, que le temps, l’espace et la causalité appartiennent non à la chose en soi, mais au phénomène dont ils sont la forme, ce qui peut se traduire dans la terminologie que j’adopte : le monde objet, ou le monde comme représentation, n’est pas la seule face de l’univers, il n’en est pour ainsi dire que la superficie ; il y a, en outre, la face interne, absolument différente de la première, essence et noyau du monde et véritable chose en soi. C’est elle que nous étudierons dans le livre suivant, et que nous désignerons sous le nom de volonté, la volonté étant l’objectivation la plus immédiate du monde. Le monde comme représentation, le seul qui nous occupe ici, n’existe, à proprement parler, que du jour où s’ouvre le premier œil ; il ne saurait, en effet, sortir du néant où il était plongé que par le moyen de la connaissance. Auparavant, sans cet œil, c’est-à-dire en dehors de toute pensée, aucun temps, aucune antériorité n’étaient possibles. Il n’en résulte pas que le temps ait commencé, puisqu’au contraire tout commencement est en lui ; mais il est, comme on sait, la forme la plus générale de la connaissance, forme dans laquelle viennent se grouper, suivant la loi de causalité, tous les phénomènes ; par suite, il existe, avec sa double infinité, dès la première connaissance ; et en effet, le phénomène qui remplit ce premier présent est nécessairement rattaché par un lien de causalité à une série infinie