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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/15

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le monde comme volonté et comme représentation

d’indépendance, tout au plus fait-elle un effort pour atteindre à la véritable autonomie. Descartes était un esprit de la plus haute distinction, et on doit reconnaître qu’il arrive à des résultats considérables, si l’on tient compte de son époque. Mais on n’entre plus d’ordinaire dans ces considérations ; on le juge sur la réputation qu’on lui a faite d’avoir affranchi la pensée de toute entrave, d’avoir inauguré une période, celle de la recherche véritablement indépendante. Si nous nous plaçons à ce point de vue, il faut avouer que dans son scepticisme il n’apporte aucune vraie rigueur et que par suite il lui arrive de désavouer sa méthode avec une déplorable facilité ; il a l’air de vouloir une fois pour toutes secouer toutes les servitudes invétérées, rompre avec les opinions que lui imposent son temps et son pays. Mais il ne le fait qu’en apparence et pour un instant, quitte à revenir bientôt aux vieux errements et à s’y tenir plus fidèlement encore. D’ailleurs, tous ses successeurs jusqu’à Kant n’ont pas fait autre chose. Voici des vers de Gœthe qui s’appliquent à merveille aux libres penseurs de ce calibre-là :

« Je demande pardon à Votre Grâce de la comparaison, mais ils me font l’effet des cigales à longues pattes : toujours elles volent et elles sautent en volant, et toujours elles chantent dans l’herbe leur vieille chanson[1]. »

Kant avait ses raisons pour faire semblant de s’en tenir lui aussi au rôle de la cigale. Mais cette fois, en effet, le saut qu’on permettait au philosophe, parce qu’on savait bien qu’il était généralement suivi d’une rechute sur le gazon natal, devait se terminer tout autrement, en un puissant essor, que nous autres, placés au-dessous, pouvons seulement suivre de l’œil, et qu’il ne nous est plus impossible d’emprisonner.

Ainsi Kant ne craignit point de proclamer, conformément à sa doctrine, l’incertitude radicale de tous les dogmes qu’on s’était si souvent flatté de démontrer. La théologie spéculative et la psychologie rationnelle qui en est inséparable reçurent de lui le coup fatal. Depuis Kant, elles ont disparu de la philosophie allemande ; il n’en faut pas douter, et, s’il arrive de temps à autre qu’on tienne bon sur

    se rapproche en quelque chose de Platon ; lui aussi, il unit fortement la puissance et les aspirations poétiques à l’esprit philosophique, et, encore comme Platon, il excelle à montrer sa pensée sous un jour dramatique. C’était, autant que nous en pouvons juger par son livre, une nature de penseur, contemplative et délicate. Représentons-nous cet homme tombé aux mains de prêtres grossiers et implacables, ses juges et ses bourreaux, et rendons grâce au temps qui dans sa course nous a amené un siècle plus éclairé, plus clément. L’avenir devait par ces malédictions faire justice à ce fanatisme diabolique, et ce qui, pour Bruno, n’était que l’avenir, devait pour nous être le présent.

  1. Faust, 1re part., prologue dans le Ciel.

    Les vers sont placés par le poète dans la bouche de Méphistophélès.

    (Note du trad.)