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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/223

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doctrine de la représentation abstraite

tion et il suffit que cela se produise une seule fois dans le cours d’une longue chaîne de raisonnements, pour que la construction soit arrachée de ses fondements, et flotte dans le vague. Je dis par exemple : « Les ruminants n’ont point d’incisives antérieures » ; puis j’applique cette proposition avec ses conséquences au chameau ; tout alors devient faux, car la proposition n’est vraie que des ruminants à cornes. À cette classe appartient justement ce que Kant appelle ergotage[1] et qu’il blâme si souvent : cet ergotage qui en effet consiste à subsumer un concept sous un autre concept, sans remonter à leur origine, sans examiner la légitimité ou l’illégitimité d’une telle subsomption ; grâce à ce moyen l’on arrive presque toujours, après des détours plus ou moins longs, au résultat arbitraire que l’on s’était proposé comme but. Entre cet ergotage et la sophistique proprement dite, il n’y a qu’une différence de degré. Or la sophistique est dans la spéculation ce qu’est la chicane dans la vie pratique. Cependant Platon lui-même s’est très souvent permis ce genre d’ergotage. Proclos, ainsi que je l’ai dit, a beaucoup exagéré le défaut de son modèle, à la façon de tous les imitateurs. Denys l’aréopagite[2] aussi est gravement atteint de cette maladie. On trouve des exemples incontestables d’ergotage jusque dans les fragments de l’Éléate Melissos[3]. Les concepts avec lesquels il procède ne sont jamais en contact avec la réalité dont ils tirent leur contenu, ils la dépassent : au contraire et ils flottent dans l’atmosphère de la généralité abstraite ; ce sont comme des coups que l’on donnerait, mais qui ne porteraient point. Unbon modèle d’ergotage, c’est encore l’opuscule du philosophe Salluste De Diis et mundo. Mais voici un morceau d’ergotage philosophique qui est une véritable perle du genre ; il s’élève jusqu’à la complète sophistique[4] ; c’est le raisonnement suivant du platonicien Maxime de Tyr ; comme il est court je le reproduis ici : « Toute injustice consiste à ôter à autrui un bien : or il n’y a pas d’autre bien que la vertu ; mais la vertu ne peut nous être enlevée : donc il est impossible que l’homme vertueux souffre aucune injustice de la part du méchant. Maintenant de deux choses l’une, ou bien aucune injustice ne peut être soufferte, ou bien elle l’est uniquement par le méchant de la part du méchant. Mais le méchant ne possède aucun bien, puisque la vertu seule est un bien ; donc aucun bien ne peut lui être enlevé. Donc le méchant ne peut, lui non plus, souffrir aucune injustice. Donc l’injustice est chose impossible. » Voici l’original : il est moins concis à cause des répétitions : Ἀδίϰιά ἐστι

  1. Vernünfteln.
  2. De divinis nominibus.
  3. Principalement. §§ 2,5, ap. Brandis. Comment. Elcat.
  4. §§ 7,12,17.