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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/227

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doctrine de la représentation abstraite

ressembler aux expériences de Newton sur la théorie des couleurs. De plus l’expérience, elle aussi, doit encore être l’objet d’un nouveau jugement. La certitude parfaite des sciences à priori — logique et mathématiques — repose principalement sur ce fait que leur méthode nous permet d’aller du principe à la conséquence ; or cette voie est toujours une voie sûre. C’est ce qui leur donne le caractère de sciences purement objectives ; tous ceux qui les entendent ne peuvent que porter un jugement unanime sur les vérités dont elles se composent : fait d’autant plus frappant qu’elles reposent sur les formes subjectives de l’intellect, au lieu que les sciences empiriques n’ont affaire qu’à des données objectives.

La faculté de juger se manifeste par le bon sens et par la profondeur dans le premier cas, son activité se borne à réfléchir ; dans le second, elle consiste à subsumer. Chez la plupart des hommes la faculté de juger n’existe qu’à titre purement nominal ; c’est une véritable ironie de la compter parmi les facultés ordinaires et normales de l’esprit ; on doit considérer ceux qui en sont doués comme d’heureuses exceptions (monstra per excessum). Les esprits ordinaires, fût-ce dans les plus petites circonstances, nous laissent bien voir à quel point ils se défient de leur propre jugement ; c’est que justement ils en connaissent, par expérience, l’inefficacité. À cette faculté se substitue chez eux le préjugé, l’opinion toute faite ; de cette façon ils demeurent indéfiniment en tutelle, et il n’en est pas un sur plusieurs centaines à qui il soit donné de s’en affranchir. D’ailleurs, ils ne se l’avouent point ; fût-ce même dans leur for intérieur, ils se donnent l’apparence de porter des jugements ; mais en cela ils ne font jamais que singer l’opinion des autres, dont ils reçoivent toujours l’influence secrète. Le premier venu aurait honte de se promener avec un habit, un chapeau ou un manteau d’emprunt ; malgré tout on se contente en général d’avoir des opinions d’emprunt ; on les ramasse avidement là où l’on peut les attraper, puis on les donne fièrement pour des idées personnelles. D’autres les empruntent à leur tour et recommencent indéfiniment ce manège. Cela explique les vastes et rapides conquêtes de l’erreur, la renommée des mauvaises œuvres ; car ceux qui font profession de prêter des pensées, les journalistes et autres, ne donnent en général que de la fausse marchandise. Ils sont comme les marchands à la toilette, qui pour le carnaval ne louent que de faux bijoux.