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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/288

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l’usage pratique de la raison et le stoïcisme

ses concepts, examine l’une et l’autre et nous conduit à cette conclusion : C’est que le coupable doit être puni d’un châtiment proportionné, qu’il faut l’empêcher de nuire et le redresser.

Je rappelle encore une fois cette maxime de Sénèque Si vis tibi omnia subjicere, te subjice rationi. Si, comme je l’ai dit, dans mon quatrième livre, la souffrance est positive, tandis que le plaisir est négatif, celui qui, dans tous ses actes, prend la connaissance abstraite ou rationnelle comme fil conducteur et, par conséquent, a toujours présentes à l’esprit les suites de sa conduite à venir, celui-là a de fréquentes occasions d’appliquer le sustine et abstine ; car, pour arriver à bannir autant que possible la douleur de son existence, il doit sacrifier toutes les fortes émotions de plaisir ou de jouissance et se souvenir du précepte d’Aristote « ὁ φρόνιμος τὸ ἄλυπον διωϰεῖ, οὐ τὸ ἡδύ. Aussi, chez celui-là, l’avenir emprunte toujours au présent, tandis que chez les hommes de peu de sens, le présent emprunte à l’avenir qui, appauvri de la sorte, finit par faire banqueroute. Pour l’homme avisé, la raison ne doit être qu’un mentor morose, qui prêche perpétuellement le renoncement sans pouvoir promettre en échange autre chose qu’une vie exempte de douleurs. Cela vient de ce que la Raison, grâce à ses concepts, embrasse d’un coup d’œil tout le champ de la vie, dont le résultat, si heureux qu’on le suppose, ne peut être différent de ce que nous avons dit.

Cet effort pour arriver à une existence exempte de douleurs, — autant du moins qu’il est possible d’y atteindre par l’exercice de la raison, et par la connaissance de la vie dans son essence même, — cet effort, dis-je, lorsqu’il est conséquent avec lui-même et va jusqu’aux extrêmes, produit le cynisme dont le stoïcisme est ensuite sorti : C’est ce que je vais démontrer brièvement, pour servir de confirmation aux conclusions de mon premier livre.

Tous les systèmes de morale de l’antiquité, excepté celui de Platon, n’étaient que des méthodes pour vivre heureux : aussi le but de vertu, chez eux, ne se trouve pas au-delà de la mort, mais en ce monde même. Elle est en effet pour eux le seul chemin qui conduise au vrai bonheur ; c’est pourquoi le sage se déclare son adepte. De là, ces débats sans fin, ces discussions subtiles, sans cesse renaissantes, que nous a surtout conservés Cicéron, et dont l’objet est de savoir si la vertu toute seule et cultivée pour elle-même suffit à nous assurer le bonheur, ou s’il y faut ajouter quelque secours étranger ; si l’homme vertueux et sage, même sur l’échafaud, sur la roue, ou dans le taureau de Phalaris, peut encore être heureux ; ou si le bonheur est impossible à l’homme vertueux jeté en de telles épreuves. Car la pierre de touche d’une semblable morale, ce serait nécessairement le bonheur obtenu en appliquant ses préceptes, et cela immédiatement et sans condition. Si elle ne peut le donner, elle ne