Aller au contenu

Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ACTE SECOND

La boutique de Raton Burkenstaff — Au fond, des portes vitrées qui donnent sur la rue et devant lesquelles sont suspendues des pièces d’étoffes en étalage. — À gauche, un bel escalier qui conduit à ses magasins. Sous l’escalier, la porte d’un caveau. Du même côte, un petit comptoir ; et derrière, des livres de caisse et des livres d’échantillon. — À droite, des étoffes et une porte donnant dans l’intérieur de la maison.


Scène I.

RATON, MARTHE.
(Raton est devant son comptoir ; sa femme est debout près de lui, tenant à la main plusieurs lettres.)
MARTHE.

Voici des commandes pour Lubeck et pour Altona… quinze pièces de satin et autant de Florence.

RATON, avec impatience.

C’est bien, ma femme, c’est bien.

MARTHE.

Des lettres de nos correspondants, auxquelles il faut répondre.

RATON.

Tu vois bien que je suis occupé.

MARTHE.

Il faut en même temps écrire à ce riche tapissier de Hambourg.

RATON, avec colère.

Un tapissier !…

MARTHE.

Une de nos meilleures pratiques.

RATON.

Écrire à un tapissier !… quand je suis là à écrire à une reine !

MARTHE.

Toi !

RATON.

À la reine-mère ! une pétition que je lui adresse au nom de mes confrères, parce que la reine-mère n’a rien à me refuser. Si tu avais vu, ma femme, comme elle m’a accueilli ce matin et en quelle estime je suis auprès d’elle !…

MARTHE.

Et qu’est-ce qu’il te reviendra de cela ?

RATON.

Ce qu’il m’en reviendra ! tu parles bien comme une femme, comme une marchande de soie qui n’entend rien aux affaires. Ce qu’il m’en reviendra ! (Il se lève et sort de son comptoir.) du crédit, de la considération… on devient un homme influent dans son quartier, dans la ville, dans l’état… on devient quelque chose, enfin.

MARTHE.

Et tout cela pour être fournisseur breveté, de la couronne ! il te faut des titres ! tu n’as jamais eu d’autres rêves, d’autres désirs.

RATON.

Laisse-moi donc tranquille… il s’agit bien d’être fournisseur de la couronne !… (À demi-mot) Il s’agit d’être prévôt des marchands, et peut-être même bourgmestre de la ville de Copenhague… oui, femme, oui, tout cela est possible… avec la popularité dont je jouis et la faveur de la cour.


Scène II.

JEAN, RATON, MARTHE.
JEAN, portant des étoffes sous son bras.

Me voici, notre maître… je viens de chez la baronne de Molke.

RATON, brusquement.

Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait ? qu’est-ce que tu me veux ?

JEAN.

Le velours noir ne lui convient pas ; elle l’aime mieux vert, et vous prie de lui en porter vous-même des échantillons.

RATON, allant au comptoir.

Va-t’en au diable[1] !… Vous allez voir que je vais me déranger de mes affaires !… Il est vrai que la baronne de Molke est une femme de la cour. Tu iras, ma femme, ce sont des affaires du magasin, cela te regarde.

JEAN.

Et puis voici.

RATON.

Encore ! il n’en finira pas.

JEAN, lui présentant un sac.

L’argent que j’ai touché pour ces vingt-cinq aunes de taffetas gorge de pigeon.

RATON, prenant le sac.

Dieu ! que c’est humiliant d’avoir à s’occuper de ces détails-là ! (Lui rendant le sac.) Porte cela là-haut à mon caissier, et qu’on me laisse tranquille. (Il se remet à écrire.) Oui, madame, c’est à votre majesté.

JEAN[2], passant à droite et pesant le sac.

Humiliant… pas tant, et je m’accommoderais bien de ces humiliations-là.

MARTHE, l’arrêtant par le bras au moment où il va monter l’escalier.

Écoutez ici, monsieur Jean. Vous avez été bien long-temps dehors, pour deux courses que vous aviez à faire.

JEAN, à part.

Ah ! diable !… elle s’aperçoit de tout, celle là ! elle n’est pas comme le bourgeois. (Haut.)

  1. Raton, Jean, Marthe.
  2. Raton au comptoir, Marthe au milieu du théâtre. Jean à droite.