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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/16

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bonheur, à ma vengeance, à tout ce que j’ai de passions dans le cœur !

MARTHE.

Et comment cela, mon Dieu ?

ÉRIC.

Ah ! je vous dirai tout ; ce secret-là me pèse depuis long-temps ; et à qui confier ses chagrins, si ce n’est à sa mère ?… Mettant tout votre bonheur dans un fils qui vous a causé tant de peines, vous l’aviez fait élever avec trop de soin, trop de tendresse peut-être…

MARTHE.

Comme un seigneur, comme un prince ! et s’il y avait eu quelque chose de mieux ou de plus cher, tu l’aurais eu.

ÉRIC.

Vous n’avez pas alors voulu me laisser dans ce comptoir, où était ma vraie place !

MARTHE.

Ce n’est pas moi ! c’est ton père, qui t’a fait nommer secrétaire particulier de M. de Falkenskield.

ÉRIC.

Pour mon malheur ; car, admis dans son intimité, passant mes jours près de Christine, sa fille unique, mille occasions se présentaient de la voir, de l’entendre, de contempler ses traits charmants, qui sont le moindre des trésors qu’on voit briller en elle. Ah ! si vous aviez pu l’apprécier chaque jour comme je l’ai fait, si vous l’aviez vue si séduisante à-la-fois de raison et de grâce, si simple et si modeste, qu’elle seule semblait ignorer son esprit et ses talents ; et une âme si noble, un caractère si généreux !… Ah ! si vous l’aviez vue ainsi, ma mère, vous auriez fait comme moi, vous l’auriez adorée.

MARTHE.

Ô ciel !

ÉRIC.

Oui, depuis deux ans cet amour-là fait mon tourment, mon bonheur, mon existence. Et ne croyez pas que, méconnaissant mes devoirs et les droits de l’hospitalité, je lui aie laissé voir a qui se passait dans mon cœur, ni que jamais j’aie eu l’idée de lui déclarer une passion que j’aurais voulu me cacher à moi-même… Non, je n’aurais plus été digne de l’aimer. Mais ce secret, dont elle ne se doute pas et qu’elle ignorera toujours, d’autres yeux plus clairvoyants l’ont sans doute deviné : son père se sera aperçu de mon embarras, de mon trouble, de mon émotion ; car à sa vue je m’oubliais moi-même, j’oubliais tout, mais j’étais heureux… elle était là ! Hélas ! ce bonheur, on m’en a privé. Vous savez comment le comte m’a congédié sans me faire connaître les motifs de ma disgrâce, comment il m’a banni de son hôtel, et comment depuis ce jour il n’y a plus pour moi ni repos, ni joie, ni plaisir.

MARTHE.

Hélas ! oui.

ÉRIC.

Mais ce que vous ne savez pas, c’est que tous les soirs, tous les matins, j’errais autour de ses jardins pour apercevoir de plus près Christine ou plutôt les fenêtres de son appartement ; et dernièrement je ne sais quel délire, quelle fièvre s’était emparée de moi… ma raison m’avait abandonné, et, sans savoir ce que je faisais, j’avais pénétré dans le jardin.

MARTHE.

Quelle imprudence !

ÉRIC.

Oh ! oui, ma mère, car je ne devais pas la voir… sans cela, et au prix de tout mon sang… mais rassurez-vous ; il était onze heures du soir ; personne ne m’avait aperçu, personne, qu’un jeune fat qui, suivi de deux domestiques, traversait une allée pour se rendre chez lui… c’était le baron Frédéric de Gœlher, neveu du ministre de la marine, qui tous les soirs, à ce qu’il paraît, venait faire sa cour. Oui, ma mère, c’est son prétendu, celui qui doit l’épouser. Je n’en savais rien alors, mais je le devinais déjà à la haine que j’éprouvais pour lui ; et quand il me cria, d’un ton impertinent et hautain, Où allez-vous ainsi ? qui êtes-vous ? l’insolence de ma réponse égala celle de la demande, et alors… ah ! ce souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire, il ordonna à ses gens de me châtier, et l’un d’eux leva la main sur moi ; oui, ma mère, oui, il m’a frappé, non pas deux fois, car à la première je l’avais étendu à mes pieds ; mais il m’avait frappé, il m’avait fait affront ; et quand je courus à son maître, quand je lui en demandai satisfaction : « Volontiers, me dit-il, qui êtes-vous ? » Je lui dis mon nom. « Burkenstaff ! s’écria-t-il avec dédain ; je ne me bats pas avec le fils d’un marchand. Si vous étiez noble ou officier, je ne dis pas !… »

MARTHE, effrayée.

Grand Dieu !

ÉRIC.

Noble ! je ne puis jamais l’être, c’est impossible ! mais officier.

MARTHE, vivement.

Tu ne le seras pas ! tu n’obtiendras pas ce grade, où tu n’as pas de droit ; non, tu n’en as pas. Ta place est ici, dans cette maison, près de ta mère qui perd tout aujourd’hui ; car te voilà comme ton père ; vous voilà tous deux prêts à m’abandonner, à exposer vos jours ; et pourquoi ? parceque vous ne savez pas être heureux, parce qu’il vous faut des désirs ambitieux, parceque vous regardez au-dessus de votre état. Moi, je ne regarde que vous, je n’aime que vous ! Je ne demande rien aux puissances du jour, ni aux grands seigneurs, ni à leurs filles. Je ne veux que mon mari,