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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/28

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FALKENSKIELD.

Et pourquoi ?

CHRISTINE.

Sans doute les émotions de la journée.

FALKENSKIELD.

S’il en est ainsi, rassure-toi ; je te dispense de descendre au salon, et même d’assister à ce dîner.

CHRISTINE.

Dites-vous vrai ?

FALKENSKIELD.

Je l’aime mieux, parcequ’il pourrait arriver tel événement… et au milieu de tout cela une femme s’effraie, se trouve mal…

CHRISTINE.

Que voulez-vous dire ?

FALKENSKIELD.

Rien ; tu n’as pas besoin de savoir.

CHRISTINE.

Parlez, parlez sans crainte… je devine… ce repas avait pour but de célébrer des fiançailles, qui seront différées, qui peut-être même n’auront pas lieu ; et si c’est là ce que vous redoutez de m’apprendre.

FALKENSKIELD, froidement.

Du tout, le mariage aura lieu.

CHRISTINE.

Ô ciel !

FALKENSKIELD, lentement et la regardant.

Rien n’est changé ; et à ce sujet, ma fille, un mot…

CHRISTINE, baissant les yeux.

Je vous écoute, monsieur.

FALKENSKIELD.

Les affaires d’état n’absorbent pas tellement mes pensées que je n’aie encore le loisir d’observer ce qui se passe chez moi ; et, il y a quelque temps, j’ai cru m’apercevoir qu’un jeune homme sans naissance, un homme de rien, à qui mes bontés avaient donné accès dans cette maison, osait en secret vous aimer. (Mouvement de Christine.) Le saviez-vous, Christine ?

CHRISTINE.

Oui, mon père.

FALKENSKIELD.

Je l’ai congédié ; et, quels que soient ses talents, son mérite personnel, que je vous ai entendue élever beaucoup trop haut… je vous déclare ici, et vous savez si mes résolutions sont fortes et énergiques, que, mon existence dût-elle en dépendre, je ne consentirais jamais.

CHRISTINE.

Rassurez-vous, mon père ; je sais que l’idée seule d’une mésalliance ferait le malheur de votre vie, et, je vous le promets, ce n’est pas vous qui serez malheureux !

FALKENSKIELD, prend la main de sa fille, puis, après un instant de silence, lui dit :

Voilà le courage que je te voulais. Je te laisse… je t’excuserai près de ces messieurs ; je leur dirai que tu es souffrante, indisposée, et je crains que ce ne soit la vérité ; reste là dans ton appartement ; et, quoi qu’il arrive ce soir, quelque bruit que tu puisses entendre, garde toi d’en sortir. Adieu.

(Il sort.)

Scène VIII.

CHRISTINE, seule, laissant éclater ses larmes.

Ah !… il est parti !… je peux enfin pleurer !… pauvre Éric ! tant de dévouement, tant d’amour, c’est ainsi qu’il en sera récompensé !… l’oublier ! et pour qui ? mon Dieu ! que le ciel est injuste ! pourquoi ne lui a-t-il pas donné le rang et la naissance dont il était digne ! alors il m’eût été permis d’aimer les vertus qui brillent en lui, alors on eût approuvé mon choix… tandis que maintenant y penser même est un crime !… mais ce jour du moins m’appartient encore, je ne me suis pas donnée, je suis libre, et puisque je ne dois plus le revoir…


Scène IX.

CHRISTINE ; ÉRIC, enveloppé d’un manteau et entrant par la porte à droite.
ÉRIC, entrant vivement.

Ils ont perdu mes traces.

CHRISTINE.

Ô ciel !

ÉRIC.

Se retournant. Ah ! Christine !

CHRISTINE.

Qui vous amène ? d’où vous vient tant d’audace ? et de quel droit, monsieur, osez-vous pénétrer jusqu’ici ?

ÉRIC.

Pardon ! pardon mille fois !… tout-à-l’heure, au moment où, couvert de ce manteau, je me glissais dans l’hôtel, des gens que je ne crois pas être de la maison se sont élancés sur moi ; je me suis dégagé de leurs mains ; et, connaissant mieux qu’eux les détours de cet hôtel, je suis arrivé jusqu’à cet escalier, d’où je n’ai plus entendu le bruit de leurs pas.

CHRISTINE.

Mais dans quel dessein vous introduire ainsi dans la maison de mon père ? pourquoi ce mystère ? ce manteau… ces armes que j’aperçois ? parlez, monsieur, je le veux… je l’exige !

ÉRIC.

Demain je pars ; le régiment où je sers quitte le Danemarck. J’ai adressé à M. de Gœlher un billet qui demandait une prompte réponse ; et comme elle n’arrivait pas, je suis venu la chercher.

CHRISTINE.

Ô ciel !… un défi… j’en suis sûre ! le délire vous égare ! vous allez vous perdre !