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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/44

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FALKENSKIELD.

Je ne suis pas le seul qui l’ait signé.

CHRISTINE.

Mais vous êtes le seul qui connaissiez son innocence ; et si vous refusez d’adresser ce billet à la reine, je cours me jeter à ses pieds… Oui, monsieur, oui, pour votre honneur, pour le repos éternel de vos jours ; et je lui crierai : Grace, madame !… sauvez Éric, et sur-tout sauvez mon père !

FALKENSKIELD, la retenant par la main.

Non ! vous n’irez pas !… vous ne sortirez pas d’ici !

CHRISTINE, effrayée.

Vous ne voudrez pas, je pense, me retenir par la force ?

FALKENSKIELD.

Je veux, malgré vous-même, vous empêcher de vous perdre, et vous ne me quitterez pas… (Il va fermer la porte du fond. Christine le suit pour le retenir, mais elle jette les yeux sur la croisée et pousse un cri[1].)

CHRISTINE.

Ô ciel ! voici le jour, voici l’instant de son supplice ; si vous tardez encore, il n’y a plus d’espoir de le sauver ; il ne nous restera plus rien… rien que des remords. Mon père ! au nom du ciel et par vos genoux que j’embrasse, ma lettre ! ma lettre !

FALKENSKIELD.

Laissez-moi… relevez-vous.

CHRISTINE.

Non, je ne me relèverai pas ; j’ai promis ses jours à sa mère ; et quand elle viendra me demander son fils, que vous aurez tué, et que j’aime. (Mouvement de colère de Falkenskield. Christine se relève vivement.) Non, non, je ne l’aime plus… je l’oublierai… je manquerai à mes serments… j’épouserai Gœlher… je vous obéirai… (Poussant un cri.) Ah ! ce roulement funèbre, ce bruit d’armes qui a retenti. (Courant à la croisée à gauche[2].) Des soldats s’avancent et entourent un prisonnier ; c’est lui ! il marche au supplice ! ma lettre ! ma lettre ! il est peut-être temps encore ! ma lettre !

FALKENSKIELD.

J’ai pitié de votre déraison, et voilà ma seule réponse.

(Il déchire la lettre.)
CHRISTINE.

Ah ! c’en est trop ! votre cruauté me détache de tous les liens qui m’attachaient à vous. Oui, je l’aime ; oui, je n’aimerai jamais que lui. S’il meurt, je ne lui survivrai pas, je le suivrai… Sa mère du moins sera vengée, et comme elle vous n’aurez plus d’enfant.

FALKENSKIELD.

Christine !

(On entend du bruit en dehors.)
CHRISTINE, avec force.

Mais écoutez… écoutez-moi bien : si ce peuple qui s’indigne et murmure se soulevait encore pour le délivrer ; si le ciel, le sort… que sais-je ? le hasard peut-être, moins cruel que vous, venait à le soustraire à vos coups, je vous déclare ici qu’aucun pouvoir au monde, pas même le votre, ne m’empêchera d’être à lui ; j’en fais le serment.

(On entend un roulement de tambour plus fort et des clameurs dans la rue. Christine pousse un cri et tombe sur un fauteuil la tête cachée dans ses mains. Dans ce moment on frappe à la porte du fond. Falkenskield va ouvrir.)


Scène VI.

CHRISTINE, RANTZAU, FALKENSKIELD.
FALKENSKIELD, étonné.

M. de Rantzau chez moi ! à une pareille heure !

CHRISTINE, courant à lui en sanglotant.

Ah ! monsieur le comte, parlez… est-il donc vrai ?… ce malheureux Éric.

FALKENSKIELD.

Silence ! ma fille.

CHRISTINE, avec égarement.

Qu’ai-je à ménager maintenant ? Oui, monsieur le comte, je l’aimais, je suis cause de sa mort, je m’en punirai.

RANTZAU, souriant.

Un instant ! vous n’êtes pas si coupable que vous croyez, car Éric existe encore.

FALKENSKIELD et CHRISTINE.

Ô ciel !

CHRISTINE.

Et ce bruit que nous avons entendu.

RANTZAU.

Venait des soldats qui l’ont délivré.

FALKENSKIELD, voulant sortir.

C’est impossible ! et ma vue seule.

RANTZAU.

Pourrait peut-être augmenter le danger ; aussi moi qui ne suis plus rien, qui ne risque rien, j’accourais auprès de vous, mon cher et ancien collègue.

FALKENSKIELD.

Pour quelle raison ?

RANTZAU.

Pour vous offrir, ainsi qu’à votre fille, un asile dans mon hôtel.

FALKENSKIELD, stupéfait.

Vous !

CHRISTINE.

Est-il possible !

RANTZAU.

Cela vous étonne ! N’en auriez-vous pas fait autant pour moi ?

  1. Falkenskield, en redescendant le théâtre, a pris la gauche. — Falkenskield, Christine.
  2. Christine, Falkenskield.