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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/9

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RATON.

Apprenez qu’en ce moment, de la fenêtre de l’antichambre où j’étais et qui donnait sur le parc intérieur, j’apercevais la reine se promenant gaîment, appuyée sur le bras du comte Struensée.

LA REINE.

Vraiment ?…

RATON.

Et riant avec lui aux éclats… de moi, sans doute.

RANTZAU, avec un grand sérieux.

Oh ! non, non ; par exemple, je ne puis pas croire cela !

RATON.

Si, monsieur le comte ! j’en suis sûr ; et, au lieu de railler un syndic, un bourgeois respectable qui paie exactement à l’état sa patente et ses impôts, le ministre et la reine feraient mieux de s’occuper, l’un des affaires du royaume, et l’autre de celles de son ménage, qui ne vont pas déjà si bien.

ÉRIC.

Mon père… au nom du ciel.

RATON.

Je ne suis qu’un marchand, c’est vrai ! mais tout ce qui se fabrique chez moi m’appartient ; mon fils d’abord, que voilà ; car ma femme Ulrique Marthe, fille de Gelastern, l’ancien bourgmestre, est une honnête femme qui a toujours marché droit, ce qui est cause que je marche le front levé ; et il y a bien des princes qui n’en peuvent pas dire autant.

RANTZAU, avec dignité.

Monsieur Burkenstaff.

RATON.

Je ne nomme personne. Dieu protège le roi ! mais pour la reine et pour le favori.

ÉRIC.

Y pensez-vous ! si l’on vous entendait ?

RATON.

Qu’importe ? je ne crains rien ! je dispose de huit cents ouvriers. Oui, morbleu, je ne suis pas comme mes confrères, qui font venir leurs étoffes de Paris ou de Lyon ; je fabrique moi-même, ici, à Copenhague, où mes ateliers occupent tout un faubourg ; et si l’on voulait me faire un mauvais parti, si l’on m’osait toucher à un cheveu de la tête… jour de Dieu !… il y aurait une révolte dans la ville !

RANTZAU, vivement.

Vraiment ! (À part.) C’est bon à savoir. (Pendant qu’Éric prend son père à l’écart et tâche de le calmer, Rantzau, qui est debout à gauche, près du fauteuil de la reine, lui dit à demi-voix, en lui montrant Raton.) Tenez, voilà l’homme qu’il vous faut pour chef.

LA REINE.

Y pensez-vous ! un important, un sot !

RANTZAU.

Tant mieux ! un zéro bien placé a une grande valeur ; c’est une bonne fortune qu’un homme pareil à mettre en avant ; et si je m’en mêlais, si j’exploitais ce négociant-là, il me rapporterait cent pour cent de bénéfice.

LA REINE, à demi-voix.

Vous croyez ? (Se levant et s’adressant à Raton.) Monsieur Raton Burkenstaff.

RATON, s’inclinant.

Madame !

LA REINE.

Je suis désolée que l’on ait manqué d’égards envers vous ; j’honore le commerce, je veux le favoriser ; et si à vous personnellement je puis rendre quelques services.

RATON.

C’est trop de bontés ; et puisque votre majesté daigne m’y encourager, il est une faveur que je sollicite depuis long-temps, le titre de marchand de soieries de la couronne.

ÉRIC, le tirant par son habit.

Mais ce titre appartient déjà à maître Revantlow, votre confrère.

RATON.

Qui n’exerce pas, qui se retire des affaires, qui n’est plus assorti… et quand ce serait un passe-droit, une faveur, tu as entendu que sa majesté voulait favoriser le commerce, et j’ose dire que j’y ai des droits ; car, par le fait, c’est moi qui suis le fournisseur de la cour. Je vends depuis long-temps à votre majesté, je vendais à la reine Mathilde… quand elle n’était pas indisposée ; j’ai vendu ce matin à son excellence M. le comte de Falkenskield, ministre de la guerre, pour le prochain mariage de sa fille.

ÉRIC, vivement.

De sa fille !… elle se marie !

RANTZAU, le regardant.

Oui, sans doute ! au neveu du comte de Gœlher, notre collègue.

ÉRIC.

Elle se marie !

RATON.

Qu’est-ce que cela te fait ?

ÉRIC.

Rien !… j’en suis content pour vous.

RATON.

Certainement, une belle fourniture ; d’abord les robes de noces et tout l’ameublement, en lampas, et quinze-seize, façon de Lyon, le tout sortant de nos fabriques : c’est fort, c’est moelleux, c’est brillant.

RANTZAU.

J’aperçois Falkenskield, il se rend au conseil.

LA REINE.

Ah ! je ne veux pas le voir. Adieu, comte ; adieu, monsieur Burkenstaff ; vous aurez bientôt de mes nouvelles.

RATON.

Je serai nommé. Je cours chez moi l’apprendre à ma femme ; viens-tu, Éric ?